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Frontières et imaginaire(s)
Centre inter-régional de développement de l'occitan (Béziers, Hérault)
"L'affrontement binaire supposé par l'existence de la frontière ne doit donc pas masquer la difficulté à penser cette limite qui, toujours entre deux, devient alors une source d'imaginaire et de mythes." J.Duclos, 2004.

"Les frontières n'ont de sens que pour les populations qui croient en leur existence ou encore pour les populations qui ont appris à y croire. Henri Velasco, 2004.


Les Corbières furent durant des siècles la frontière entre deux royaumes fréquemment en guerre durant le Moyen Âge et à l'époque moderne et qui se firent face de part et d'autre, au moyen de leurs forteresses respectives.

 

I/ Naissance de la frontière : figuration et conception, entre opposition et échanges

Une des caractéristiques premières de la frontière établie à Corbeil est de cristalliser les revendications et les antagonismes sur une barrière naturelle, le relief collinaire escarpé des Corbières. Historiquement, des limites ethniques et culturelles se profilent d'ailleurs déjà à cet endroit dès la proto-histoire. C'est une zone de marche, c'est-à-dire de transition, qui sera confirmée par les peuplements et l'histoire antique et médiévale de ce territoire.

Marche Hispanica du temps de Charlemagne et zone d'invasion et d'implantation temporaire des troupes d'Al-Andalus, l'espace des Corbières et du Fenouillèdes, demeura toujours une zone de passage quelques furent les contraintes naturelles.

Plus que ligne de rupture, les Corbières, tout particulièrement aux yeux de leurs propres habitants, ne furent-elles pas plutôt une zone frontière, dont les limites floues n'empêchèrent pas au fond et de tous temps les échanges et les rencontres, bien sûr amoindris par la situation politique de cette époque ?

L'existence de différents vestiges anciens, tels le Pech de Maho, du côté de Sigean, à la fois structure défensive et espace d'échanges commerciaux (le Pech de Maho est également un emporium, un centre de commerce) conduisent de nombreux historiens contemporains à souligner la nature de carrefour et de tampon de cet espace des Corbières. Ils minimisent ainsi l'idée d'une frontière imperméable entre deux espaces et deux civilisations, par ailleurs culturellement et linguistiquement proches.

Une enquête de 1300 ap. J.-C. menée sur ordre de l'Archevêque de Narbonne et du Seigneur de Leucates suite à des plaintes manifestées vis-à-vis des voisins espagnols, permet ainsi de mieux connaître la situation réelle de cet espace. Les conclusions tirées de celles-ci par les historiens relativisent l'importance matérielle de la frontière. Elles confirment l'idée d'une frontière floue et discrète sur le terrain, ne représentant pas dans les faits une muraille rompant définitivement les échanges culturels comme commerciaux. Le statut nouveau des Corbières, entrées de plein-pied dans les stratégies géopolitiques des deux royaumes limitrophes, conduit malgré tout à une perception nouvelle de cet espace, notamment pour ses habitants. Elle se charge dès lors de sens et d'interprétations idéologiques nouveaux se manifestant sous formes de contes et de légendes, de toponymes particuliers, qui s'inscrivent et se transmettent via la mémoire orale locale.


II/ Zone de marche : entre mythe et réalité (cultures, monde sauvage/civilisé...)

A/ Les Corbières, limites entre deux pays, limites entre deux mondes

Les Corbières, zone escarpée au faible peuplement avant même l'établissement de la frontière sur la ligne de crête du massif, constituent tout naturellement une zone de marge, la transition entre le monde civilisé et le monde sauvage. Elles sont ainsi un espace de limites susceptibles d'accueillir tout ce que le nouvel ordre social rejette. Les Corbières sont ainsi suspectées d'être le refuge de brigands et d'accueillir des manifestations surnaturelles et magiques : sorciers, démons, fées et autres esprits de la nature.

Les bornes, tours et autres forteresses implantées dans le paysage pour définir la limite entre les deux pays vont ainsi organiser l'espace et protéger du danger représenté à la fois par l'ennemi lointain que par le proche monde sauvage. Ces monuments s'accompagnent dès lors de multiples histoires, légendes et superstitions construites autour de ces symboles du contrôle de l'homme sur son territoire.

 

B/ Légendes d'un territoire à la marge

Les Corbières outres les bornes, la Roque d'en Talou en est l'une des plus célèbres, présentent également de nombreux dolmens. À Fontjoncouse, la zone compte ainsi pas moins de quatre pierres levées. Autour de celles-ci demeurent de nombreuses légendes d'ailleurs rappellées par la toponymie elle-même.
Les nombreuses mentions et histoires de Maures témoignent de cette conception de l'espace et du monde. Elles sont le souvenir de la lointaine et fugace occupation musulmane en terre audoise. La légende de Roland de Roncevaux, neveu de Charlemagne tué au cours d'une attaque dans les Pyrénées figure d'ailleurs parmi les histoires bien connues de ce territoire.

Le complexe folklorique autour de ces géants arpenteurs, qui auraient participé au modelage du paysage sont très fréquentes dans cette région. Le toponyme du Sol d'Astine, de "las tinas" en occitan, évoquent ainsi les empreintes de géants, tout comme les toponymes Gigant, ou Caramentra, qui renvoient à la pure tradition carnavalesque. Les correspondances entre le corps et le paysage, et les analogies scatalogiques fréquentes dans ces mêmes cérémonies carnavalesques sont d'ailleurs particulièrement fréquentes : Le Trau de Madama, l'Estront de la Vièilha... comme autant d'appropriation et de dédramatisation de l'espace par une civilisation médiévale à la fois fascinée et terrifiée par cette notion d'entre-deux, particulirement exacerbée en cette zone de marche-frontière. Les Corbières sont riches de ces histoires et légendes qui forment le socle d'une mémoire orale partagée avec le reste de l'Occitanie, adaptée ici aux spécificités de ce territoire à la marge.


C/Les Corbières, espace de retraite spirituelle

Désert au sens religieux du terme également, les Corbières furent très tôt une terre de retraite spirituelle privilégiée, tant pour les cathares fuyant les exactions que pour les chrétiens "orthodoxes" eux-mêmes.

Dès le VIIe ou VIIIe siècles environ, les gorges et grottes des environs de Saint-Paul-de-Fenouillet attirent les ermites qui s'installent dans ces abris naturels coupés du monde. Ceux-ci se placent sous la protection de Saint-Antoine, saint patron des ermites et premier d'entre eux, au moins dès le XVe siècle, date pour laquelle nous possédons les plus anciens témoignages écrits de l'existence d'un ermitage, qui perdura dans ses fonctions jusqu'au début du XXe siècle. Prochainement transformé en lieu d'exposition et de mémoire, il devrait permettre au public de découvrir l'autre facette des Corbières, depuis toujours frontière naturelle entre le monde civilisé et le monde sauvage, terrestre et spirituel.


CONCLUSION

La notion de frontière est pour l'époque qui nous concerne et durant laquelle les Corbières jouèrent ce rôle, quelque peu différente de celle qu'on lui connait de nos jours. Toutefois, elle va prendre progressivement au XIIIe siècle une connotation plus nettement militaire.
L'identité des territoires se construit alors, dans un rapport qui se fait toujours plus frontal à mesure que la symbolique circulaire s'amenuise (l'opposition entre un centre sacré et une périphérie plus sauvage, dominait ainsi jusqu'à présent). La frontière devient progressivement et pour reprendre le mot de Robert Lafont, "une cicatrice de l'histoire".


BIBLIOGRAPHIE

CRASTRE, Victor (1903-1983), Catalogne : des Corbières à L'Ebre, Paris : Horizons de France, 1959.

FABRE, Daniel. La tradition orale du conte occitan : les Pyrénées audoises. Presses universitaires de France, 1973-1974 (30-Nîmes) : impr. Barnier) Publications de l'Institut d'études occitanes.

PALA, Marc. L' ancienne frontière : entre mythe et histoire, un espace de l'entre-deux, Narbonne : Parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée, impr. 2008.

VILLEFRANQUE, Josette. Imagerie des Corbières : légendaire des plantes, des pierres et des bêtes, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 1987.
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Quéribus : frontières et limites
Centre inter-régional de développement de l'occitan (Béziers, Hérault)
"Une grande chaîne de rochers qui commençant à sortir des bords de l'estang de Leucate s'élèvent et continuent jusqu'au pays de Sault duquel continuent vers le Midy jusques dans les Pirénnées". Ainsi était désignée la frontière constituée par les Corbières entre France et Espagne dans un manuscrit du XVIIe siècle, avant que l'actuel Roussillon ne vienne compléter l'hexagone.

 

I/ Naissance d'une frontière

Le massif des Corbières et les plaines environnantes, constituent depuis des siècles une zone de conflit lorsqu'en 1258, le Traité de Corbeil est signé par les rois de France et d'Aragon. Il entérine et stabilise pour un temps, les rapports de forces d'une zone longtemps disputée par les souverains et leurs vassaux, éternelle zone de passages, d'échanges mais également zone de marche.

La ligne de crête des Corbières, massif ancien parfois perçu comme un prolongement des Pyrénées, s'apparente alors à une frontière naturelle entre les deux royaumes, que le temps et les monuments militaires, contribueront à matérialiser sur le terrain.

Barrière naturelle dont le franchissement demeure aujourd'hui encore complexe, notamment dans son axe nord-sud, le massif des Corbières est par ailleurs progressivement doté au XIIIe siècle, d'un important système défensif constitué de châteaux et autres forteresses bénéficiant d'une situation idéale, comme autant de nids d'aigles défendant d'étroites gorges.

 

II/ Matérialisation de la frontière dans l'espace

Outre les textes et manuscrits évoquant le tracé de cette frontière, de nombreuses traces demeurent au cœur même des Corbières. Elles sont autant de matérialisations d'une ligne de démarcation dont l'existence aura duré près de quatre cents ans entre les deux pays, du Traité de Corbeil en 1258 à celui des Pyrénées en 1659, qui repousse la frontière entre France et Espagne au massif des Pyrénées. Bornes et toponymes perpétuent aujourd'hui encore le souvenir de cette époque durant laquelle le Roussillon n'était pas français, telle la borne de Bélesta ou des toponymes évocateurs tel Latour de France, village à l'origine dénommé Triniac.

Entre Bélesta, village occitan, et les contrées catalanes de l'Ille-sur-Têt ou de Montalba-le-Château dans le secteur de Pilou d'en Gil, demeurent différentes quilhas maçonnées (bornes), datant de l'époque moderne. Face à ces bornes marquées du blason de France, fait face une croix pattée du "royaume d'Aragon". Un mégalithe se trouve également en un point-clé de cette ancienne frontière, tout comme le dolmen du podium Comitale dans le Sarrat d'Arcos (de l'occitan arca – prononcez arco désignant un coffre ou un dolmen). À ces bornes, parfois disparues dont ne demeurent que les témoignages toponymiques, les différentes lausas (bornes en occitan), vient s'ajouter un ensemble défensif conséquent de part et d'autre de la frontière nouvelle.

Aux lendemains de la signature du Traité de Corbeil en août 1258, le système défensif déjà en place dans les différentes vicomtés et comtés que compte la région, se précise et se renforce : Razès, Peyrepertuse, et bien entendu, le Fenouillèdes. Le roi de France consolide alors l'existant. Dans le Fenouillèdes, couloir d'entrée naturel du Roussillon vers le Languedoc, Caudiès est érigée en viguerie du Pays de Fenouillèdes et son château, Castel-Fizel, dont demeurent aujourd'hui encore quelques vestiges, vient asseoir le système de défense royal dans la région.

Ces différents points et châteaux assurent une triple fonction défensive consistant à protéger, observer, signaler. S'il demeure plusieurs vestiges de ces forts et bastions médiévaux et modernes, la toponymie elle-même, occitane comme catalane, demeure encore là-aussi la plus explicite dans ce domaine : espilh, mirail, gayte, bade, quardie, farahon. (le dernier catalan et non occitan). Ces différents châteaux et points fortifiés viennent compléter la défense formée par les cinq forteresses royales principales, souvent surnommées les Cinq fils de Carcassonne : Puylaurens, Peyrepertuse/ Quéribus/ Termes et Aguilar.

 

III/ Focus sur Quéribus : des cathares à la forteresse royale

Les 5 fils de Carcassonne :

Une fois l'hérésie cathare mise à bas et les domaines des souverains languedociens entrés dans l'escarcelle française, les anciens châteaux dits encore parfois "cathares" sont tout particulièrement mis à profit. La clé de voûte demeure Carcassonne, le siège de la sénéchaussée.

Quéribus figure après 1258, au rang de ces forteresses royales. Nid d'aigle placé sur un éperon rocheux dominant les plaines du Fenouillèdes et du Roussillon à l'extrémité du massif des Corbières, et défendant le passage du Grau de Maury entre Languedoc et Roussillon, l'histoire de Quéribus (Le Rocher des Buis) est étroitement liée à celle des seigneurs de Fenouillèdes dont il est au Moyen Âge, l'une des possessions. Une première mention de celui-ci est faîte dans le testament de Bernard de Tallefer, comte de Besalu, Fenouillèdes et Vallespir au début du XIe siècle.
Quéribus fut l'un des bastions-clés de cet ensemble de forteresses. Dernier avant-poste avant l'Espagne, il s'inscrit dans une plaque tournante de culture et d'échanges, une zone qui dès l'Antiquité et le Haut Moyen Âge, suscita les appétits.
La destinée du château de Quéribus suit de près celle de sa région, et sa "subordination" complexe, aux jeux vassaliques alors en cours dans la région, entre famille de Toulouse, Carcassonne, Narbonne, Barcelone... Il fut le dernier rempart des Parfaits cathares de 1240-1241 à 1256, alors que successivement, les différents châteaux tombaient aux mains des croisés. Avant 1256, la situation est d'ailleurs tendue entre la France et la vicomté de Fenouillèdes, qui menace directement celui-ci de conquête. Sur la ligne de crête des Corbières, Quéribus est le dernier château "indépendant", et focalise sur lui les derniers feux de la croisade.

Le château est alors sous la protection de Chabert de Barbeira lui-même hérétique, institué semble-t-il dans ses fonctions par Pierre de Fenouillet, seigneur légitime de ces terres. Le siège de Quéribus débute en mai 1255, mené officiellement par Pierre d'Auteil, sénéchal de Carcassonne mais dans les faits, par l'ancien seigneur faydit (occitan d'exilé, dépossédé), Olivier de Termes. La fin du siège, quelques semaines plus tard selon les calculs les plus restrictifs, en faveur des troupes croisées, et la signature du traité de Corbeil trois années plus tard, convertissent le dernier bastion cathare en une de ces forteresses royales chargée de défendre la région contre les invasions espagnoles.

La paix des Pyrénées et l'entrée du Roussillon dans le giron français, met fin au rôle militaire de la forteresse. Laissé à l'abandon à compter de cette date, le château de Quéribus a fait l'objet d'un classement au titre des monuments historiques en 1907. Grâce à cette reconnaissance, il bénéficie depuis 1951 d'un important programme de restauration. On peut y découvrir aujourd'hui encore des vestiges de son rôle défensif mais également de la vie quotidienne de ses habitants : citerne enduite destinée à récupérer les eaux précieuses lors d'un siège, corps de logis...



Conclusion

Depuis cette époque, la question de la construction européenne et la naissance d'eurorégions dont les contours dépassent le cadre traditionnel des nations, ouvrent la voie à de nouveaux échanges et rapprochements culturels. De fait, du temps même où les frontières marquaient effectivement et matériellement la limite des territoires et constituaient une rupture dans l'espace, les échanges n'en étaient pas moins existants. Telle est la réalité du Fenouillèdes et des Corbières, zone de marche et d'échanges plutôt que de rupture.

 

BIBLIOGRAPHIE

MARTI, Claude. Corbières au coeur, [Portet-sur-Garonne] : Loubatières, 1997 (CAC 6779).
 
PAGÈS, Marie-Jeanne. Ce pays qui fut cathare : par les Corbières et le Minervois. [S.l.] : [s.n.], 1984
 
PALA, Marc. L' ancienne frontière : entre mythe et histoire, un espace de l'entre-deux.Narbonne, Parc naturel régional de la Narbonnaise en Méditerranée, impr. 2008.
 
QUEHEN, René Les châteaux cathares... et les autres : les cinquante châteaux des Hautes-Corbières. Montesquieu Volvestre, R. Quéhen, DL 1983.
 
GOMEZ-GUILLOUX, Jean-Louis, Quéribus, Peyrepertuse : sentinelles occitanes. Portet-sur-Garonne, Éd. Loubatières, 1991.