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Mistral ou l’illusion (1954) de Robert Lafont- genèse et réception1
Marie-Jeanne VERNY, Univ Paul Valéry Montpellier 3, EA 4582, F34000, Montpellier, France
[Une version abrégée a paru dans Los que fan viure e treslusir l’occitan. Actes du X e congrès de l’AIEO, Béziers, 2011,
Carmen Alén-Garabato, Claire Torreilles, Marie-Jeanne Verny, éds., Limoges, Lambert-Lucas, 2014, p. 61-74]
En 1954, Robert Lafont, jeune meneur occitaniste charismatique, lecteur passionné de Mistral,
publie à Paris, chez Plon, Mistral ou l’illusion2. La fascination de Lafont pour l’œuvre de Mistral, et pour
Mirèio en particulier, est ancienne : tout au long de sa vie militante et de son métier d’enseignantchercheur, Lafont s’est intéressé à cette œuvre, en historien de la littérature et en stylisticien mais il s’est
intéressé aussi à la réflexion sociétale sur un Mistral chef de peuple.
En 1954 cependant, 100 ans après la fondation du Félibrige, il s’agit aussi, pour l’occitanisme en
construction, de se poser par rapport à l’association mistralienne, par rapport à son principal fondateur
notamment, et de s’atteler à la connaissance critique de l’œuvre de ce dernier : le choix de la date de
parution n’est pas innocent, pas plus que n’est anodin le choix de la mention sur le bandeau qui entourait
l’ouvrage : « Est-ce l’heure de la lucidité ? ». Les archives nous montrent que les occitanistes préparaient
l’anniversaire de la fondation du Félibrige depuis des mois. La parution de Mistral ou l’illusion, sommet de
la réflexion de Lafont sur Mistral, devait être aussi la pièce maîtresse dans ce qu’il faut bien appeler une
lutte d’influence.
Remarquons d’abord qu’il s’agit du premier ouvrage important de critique littéraire de Lafont et
même, dans sa longue bibliographie, le premier ouvrage qui ne soit pas un ouvrage de création. Ce livre a
eu les honneurs de l’édition parisienne et il témoigne de cette double volonté qui a animé Lafont pendant
toute sa vie : publier « au pays » et pour cela créer ou contribuer à créer les lieux d’édition (IEO, CEO 3,
multiples revues…) et en même temps s’adresser aux grands éditeurs français pour sortir l’occitanisme de
son enfermement provincial. Certes, il n’est pas le seul puisque, précisément, il suit en cela Mistral luimême et, dans le camp occitaniste, Charles Camproux. Cependant, pour un jeune homme de 30 ans, pas
encore universitaire, entrer chez Plon, maison d’édition centenaire, peut sembler un immense défi.
Nous nous proposons, à partir de nos recherches dans le fonds Lafont déposé au CIRDOC
(correspondance et presse), de donner quelques éléments sur la genèse de l’opération et sur ses
prolongements en une polémique d’une rare virulence. Permettons-nous à ce propos une anecdote : dans
la revue en ligne de l’association arlésienne « les amis du vieil Arles », nous avons relevé une série de
portraits tracés par l’auteur de ses anciens professeurs du collège d’Arles. Il se trouve que Lafont, qui était
de ceux-là, est ainsi présenté : « … professeur de lettres classiques, il fut le créateur de la chaire provençale
(deux heures par semaine). Poète, romancier, grammairien, critique littéraire, il fut aussi le porte-drapeau
de l’Occitanie. On le vit défendre fougueusement le plateau du Larzac. Adversaire du Félibrige qu’il
considérait comme passéiste, fermé et rétrograde, il plaida pour la langue occitane de Bordeaux à
Grenoble. Son « Mistral ou l’illusion » fit couler beaucoup d’encre ».4
Quelques 60 ans après, cette mention témoigne de l’impact de l’événement.
Cet article doit beaucoup à l’aide documentaire du CIRDOC et notamment aux recherches de Françoise Bancarel, que je tiens à
remercier.
2
Mistral ou l’illusion a été réédité en 1980 par l’éditeur Vent Terral, qui précise : « Lafont a levat los primièrs capítols de l’edicion
princeps, al motiu que « Son de capítols que s’ameritarián d’èsser mai escrichs d’après tot çò que leis istorians nos an ensenhat
dempuèi vint ans sus la Provènça de la primièra mitat dau sègle XIX (cf. en particular M. Agulhon …) ». [Lafont a retiré les
premiers chapitres de l’édition princeps, au motif que « ce sont des chapitres qui mériteraient d’être réécrits après tout ce que
les historiens nous ont appris depuis vingt ans sur la Provence de la première moitié du XIXe siècle (cf. en particulier M.
Agulhon ».]
3
Institut d’Estudis Occitans, Centre d’Estudis Occitans. Ce dernier fut créé au sein de la faculté des Lettres.
4
http://www.amisduvieilarles.com/assets/files/bibliotheque/138.pdf, p. 9. Consulté le 21-12-2018.
1
�I-
La genèse de Mistral ou l’illusion : une affaire rondement menée... et un projet
prémédité
Pour simplifier le contenu de Mistral ou l’illusion, nous dirons que l’ouvrage contient une étude des
œuvres de Mistral, à commencer par une lecture enthousiaste de Mirèio, et d’autre part un regard critique
sur l’évolution de la pensée « politique » de Mistral et sa façon de conduire le projet renaissantiste. C’est à
cela que renvoie la deuxième partie du titre « ou l’illusion ».
Lafont avait déjà écrit sur Mirèio. En 1953, il publiait des « Réflexions sur Mistral : l'univers de Mireille »
dans les Annales de l'Institut d'études occitanes 5 Cet article, présenté comme « extrait d’un ouvrage en
préparation », était notamment salué par l’écrivain et journaliste Max Allier dans une page du quotidien
communiste La Marseillaise : « Le Nîmois Robert Lafont nous offre un essai sur Mistral qui fera date dans la
critique mistralienne » (8-3-53). Voici l’article, annoté de la main de Lafont :
5
0180-4200 ; No 13, p. 47-55
�C’est aussi en 1953 que Lafont annonce par lettre à plusieurs amis qu’il travaille à un volume d’étude
de l’œuvre de Mistral. Un de ces courriers précise que son ami Bernard Lesfargues, lecteur chez Plon, se
fera son messager. Apparemment la proposition à Plon date de 1953 et a reçu une première réponse
négative : Lesfargues lui écrit, en mars 1953 : « ce qui veut dire que c’est encore une chance pour toi qu’on
t’ait donné une réponse.
Mais je suis furieux qu’elle soit mauvaise. ». Une lettre de Lafont datée du 14-6-53, probablement
destinée à Camproux, indique :
« Mon Mistral es a pauc pres acabat ara e Lesfargas vai me lo presentar en cò de Plon ont es lector. Pèr
capitar fau s’enrodar de toti li garantidas e L. me demanda un jutjament en una o doas paginas sus lo libre, ne
donant lo biais, e coma una idèa. Quicòm que semble objectiu e que siá favorable. Ai pensat quand e quand
que vos siátz lo en quau lo dega demandar, aqueu tèxt. Pòde i comptar ?
Pèr pas vos donar la pena de legir l’òbra en plen, qu’es pron lònga, vos mande çai-jonch quauqui
capítols de biais despariers e lo plan. Coma aquò vos faretz una idèa… Tornatz–me puèi l’ensèms… »6
Le 18-1-54, la rédaction de Plon fait part de sa réaction à la lecture de l’ouvrage : « nous avons été
très intéressés par votre étude sur Mistral, étude que nous avait remise Bernard Lesfargues et que notre
comité de rédaction a retenue lors de sa dernière réunion ». La lettre annonce un envoi de contrat, la
demande de corrections et propose une rencontre à Paris.
6
Mon Mistral est à peu près terminé à présent et Lesfargues va le présenter pour moi chez Plon ou il est lecteur. Pour réussir, il
faut s’entourer de toutes les garanties et L. me demande un jugement en une ou deux pages sur le libre, qui en donne la forme
et une idée du contenu. Quelque chose qui semble objectif et qui soit favorable. J’ai pensé aussitôt que vous êtes celui auquel je
dois le demander, ce texte. Puis-je y compter ?
Pour ne pas vous imposer de lire l’œuvre entière, qui est assez longue, je vous envoie ci-joints quelques chapitres de forme
différente ainsi que le plan. Vous vous ferez ainsi une idée. Renvoyez-moi ensuite l’ensemble.
�Le 26-1-54, Charles Orengo, un des grands noms de l’édition, accuse réception du contrat signé,
renvoie le manuscrit et les demandes de correction et annonce la parution pour l’automne, centenaire
oblige. En mars, Lafont a envoyé ses corrections et un contrat est conclu pour tirage à 1500 exemplaires.
Une lettre du 25 août 54 annonce l’arrivée de l’ouvrage pour « les premiers jours de la semaine
prochaine. 140 exemplaires sont réservés à la presse et 40 pour les envois personnels de l’auteur… »
Plon suit d’ailleurs de près l’édition puisqu’il est question de soutenir l’ouvrage pour le prix Sainte
Beuve qui récompense des auteurs d’œuvres de fictions mais aussi d’essais, comme en témoigne une
lettre de Lesfargues datée du 6-12-54 : « J’ai été heureux de ce que tu me dis à propos de Plon. Ça serait
vraiment bien si tu avais le Ste Beuve. Et pourquoi pas ? ». Curieusement, nous n’avons pas trouvé trace de
prix en 1955.
II-
La réception côté provençal
1- Charles Mauron : « La Provence visée au cœur ! »
Aussitôt l’ouvrage paru, la polémique se développe. Du côté provençal, ceux qui se réclament de
l’orthodoxie mistralienne veulent voir dans l’ouvrage une entreprise idéologique de mise à mort du projet
du maître, un sacrilège, un acte iconoclaste. Et on ne s’intéresse guère au travail d’étude critique de
l’œuvre dont il témoigne.
La pièce principale de cette polémique, nous la trouvons sous la plume de Charles Mauron, intitulée
« La Provence visée au cœur ». Ce texte, disponible grâce à la réédition faite par Claude Mauron de l’œuvre
critique de son père7, a eu trois publications successives – et rapprochées – au moment de son écriture :
- Le Provençal (27 et 28 octobre 1954).
Il n’est pas indifférent de noter que cette première publication, par le lieu où elle figure, vise un large
public.
- Marsyas (n° 315, novembre 1954).
Il s’agit là, comme on le sait, de la revue de Sully-André Peyre, qui se mêla, lui aussi, de la polémique, dans
le même numéro, comme nous le verrons ci-après. Ces parutions contigües montrent une vraie entreprise
concertée.
Enfin, le texte est publié dans une plaquette éditée par L’escolo dis Aupiho (St-Rémy de Provence, 4ème
trim. 1954)
Cette plaquette apporte une précision intéressante, comme on le voit dans le document ci-après : l’article
de Mauron correspondrait à une commande du Provençal.
-
7
Charles Mauron, Études mistraliennes / estùdi mistralen et autres recherches psychocritiques, Saint-Rémy-de-Provence, 1989.
�Cette triple publication, quasiment dans lo même temps, montre bien le rôle que devait jouer le
texte de Mauron : une démolition radicale de l’ouvrage lafontien, au moins en Provence, au-delà du cercle
des connaisseurs, comme en témoigne la publication dans un grand quotidien populaire 8. Chose amusante,
quand on cherche la réferénce précise de Mistral ou l’illusion, au moins dans la dernière édition de l’article
de Mauron, on lit « Paris, 1954 ». Le nom de l’éditeur n’apparaît pas...
L’article répond au double contenu de l’ouvrage de Lafont. On peut donc y lire d’abord une attaque
féroce contre l’idéologie qui serait sous-jacente dans cette étude. Bien sûr, Lafont fait une lecture
idéologique de l’œuvre, et au delà, du projet mistralien, mais pour Mauron, cette idéologie se réduirait à
deux choses :
- l’expression d’une lutte d’influence. Le travail de Lafont serait, avant tout, une pièce de la machine de
guerre « occitane » contre la Provence et sa renaissance littéraire.
- plus largement, Robert Lafont est accusé (comme Maurras, dit Mauron…) de confondre la langue
provençale avec une cause politique. Lafont mettrait la lutte des classes là où elle n’aurait rien à faire :
« M. Lafont fait de la fausse histoire économique en appliquant imprudemment à notre région un schéma
marxiste sans réalité » et, un peu plus loin : « M. Lafont croit que l’œuvre d’art est déterminée par les
circonstances historiques, donc politiques, donc, pour lui, économiques. » Selon Mauron :
Nous qui croyons, au contraire, à la liberté de l’esprit, nous tenons l’œuvre d’art (et la découverte scientifique)
pour un effort personnel de synthèse sans rapport (sinon secondaire) avec les circonstances moyennes du
milieu et du moment.
Avec ces remarques, sans le savoir évidemment, Mauron rejoint le débat qui se tenait à la même
époque dans « le camp occitan » entre les partisans de l’autonomie du culturel par rapport à l’économique
et la majorité de l’IEO qui défendait une interdépendance d’une sphère et de l’autre. Pour aller vite, et cela
ne manque pas de sel, las positions de Mauron ne sont pas loin de celles du communiste Félix Castan - et
de Bernard Manciet… Concernant l’analyse littéraire contenue dans l’ouvrage, Charles Mauron manifeste
une certaine condescendance quant aux qualités universitaires de Lafont 9, et exprime une critique au
vitriol de la « pauvreté » supposée de cette étude critique.
Voilà la conclusion de l’article :
8
9
Nous verrons supra que le journal rival politique du Provençal, Le Méridional, se mêla lui aussi de l’affaire.
Qui n’était d’ailleurs pas encore entré à l’Université…
�Comme cette vie humble dont parle le poète, la Renaissance provençale « est une œuvre de paix qui veut
beaucoup d’amour ». Or, elle n’a cessé d’être mise en péril par des sentiments personnels ou partisans. Après
la crise et le bluff maurassiens, la crise et le bluff occitans. Il faut en finir. Car tout cela se fait aux dépens des
valeurs, des œuvres et de l’action patiemment constructive. M. Robert Lafont croit détruire des illusions. Le
fait certain reste qu’il détruit, mais ne construit rien à la place. Personne, après avoir lu son livre, n’aura envie
de mieux servir la langue qu’il aime, après tout, comme nous. Tout compte fait, la langue perd à la publication
d’un tel ouvrage. Or il y a là, pour M. Lafont lui-même et pour le parti occitan, la plus terrible des
contradictions. Par jalousie ou par insensibilité, ils tuent précisément ce qu’ils prétendent défendre. Que cette
mort soit administrée au nom de la science et de l’albigéisme ne nous consolerait pas. Tout ce que la Provence
a de sain réagira10.
L’attaque de Mauron, sa large diffusion, les relais qu’elle trouva suscitèrent une bataille d’une
ampleur inégalée, dans laquelle s’engagèrent les deux camps. Le grief principal de Mauron (le livre de
Lafont serait une arme de la machine de guerre occitaniste) est bien sûr au centre des attaques, avec le
reproche de l’atteinte au « droit de chef-d’œuvre ».
2- Sully-André Peyre
Il s’en mêla dans sa revue Marsyas. Avant de publier le texte de Mauron, ainsi présenté : « Il faut
donc que j’abandonne M. Robert Lafont à Charles Mauron, qui, le premier, l’a jugé »dans le n° 315 de
novembre 1954, S.-A. Peyre signe (p. 2010) un article intitulé « Mistral sans fin ».
La neutralité se limite au titre. Le début est sans ambiguïté « Il faut toujours rendre justice à
l’ennemi. M. Robert Lafont est un occitan, c’est-à-dire un ennemi de la langue provençale... ». Ce début
est l’occasion de souligner les « forts beaux chapitres » qui « font plaisir, après tant de poncifs accumulés ».
Parmi ces qualités que Peyre reconnaît à Lafont, il y a « l’affirmation que la langue provençale peut traiter
tous les sujets. » Peyre affirme : « Parmi les ouvrages consacrés à Mistral, celui-ci se détache par son
10
Souligné dans le texte.
�originalité, par une recherche subtile, par une interprétation souvent nouvelle de l’œuvre. » Peyre salue la
sincérité de l’admiration de Lafont pour Mistral, mais, dit-il, il « est toujours brusquement tiré en arrière
par sa hargne occitane et par son idéologie politique. » Si Lafont « voit bien l’état plus harmonieux du
parler avec lequel Mistral a refait une langue », « il nie, comme tout bon occitan, le Droit de Chefd’œuvre » [...] cette hargne, cette idéologie, le conduisent [...] aux contradictions, aux sophismes, aux
omissions systématiques. »
Selon Peyre, Lafont a trop relativisé le rôle de Mistral, le replaçant après des « "précurseurs" plus ou
moins patoisants, dont Jasmin, le perruquier volubile, à qui manquait la culture, la vraie conscience de la
langue, et, tout de même, le génie ! » Avant de conclure par les deux courants qu’il semble voir dans le
livre de Lafont, « un courant d’admiration vive » et « un courant trouble de partisanerie », Peyre s’en prend
à « cette Occitanie qui, avec ses dérivés, remplace le nom éblouissant de Provence et ses adjectifs
radieux ».
3- Autres réactions : L’accent, Massalia, Le Méridional-La France
L’affrontement entre « provençalisme » et « occitanisme », est perceptible dans la revue
L’accent, qui publia dans son édition de Noël 54 un article de Pierre Julian 11 intitulé
« L’invasion occitane en Provence » :
Dans la livraison du 11-01-55, le journal annonce avoir reçu une réponse de Pierre Rouquette et de Max
Rouquette qui « seront communiquées à Julian ». Celui-ci signe avec Mistral Neveu un article en 1 ère de
couverture intitulé « Pour préserver l’œuvre de Mistral de toute altération », qui reproduit une lettre
envoyée au Ministre sur la question de la graphie. Sous prétexte de Loi Deixonne (quatre ans après) et de
11
Philippe Martel nous présente Pierre Julian comme un vétéran dévoluyste fondateur de l’association qui défend les droits juridiques de l’œuvre de Mistral contre toute normalisation occitane.
�risque de défigurer l’œuvre du maître, demande solennelle est faite au Ministre d’interdire toute
modification de la graphie originale de Mistral.
Le 28-11-54, Robert Lafont répond à un certain Martin Duby (peintre et chroniqueur
du journal marseillais Massalia), selon lequel Lafont démolirait une cause qu’il
prétend défendre... :
Qu’il me soit permis toutefois de relever certains de vos jugements. Vous paraissez craindre que je donne à
« l’ennemi », càd à Paris des arguments contre la cause occitane. Est-ce parce que je pousse à la discorde dans
nos rangs ? Sur ce sujet, je suis bien tranquille, ayant consacré de multiples tentatives à favoriser l’union la
plus confiante. Est-ce parce que je donne de Mistral une image plus nuancée que celle, apologétique, qui fut
officielle jusqu’à ce jour ? Je crois bien que les faits ici me donnent raison, et que mon livre éveille déjà la
curiosité pour Mistral plus que les louanges irraisonnées de mes prédécesseurs. C’est cela que je voulais, faire
vendre du Mistral : faire aimer notre grand poète ! Quand donc les Provençaux comprendront-ils que l’on ne
fait qu’irriter lorsque l’on ordonne le silence à l’esprit critique ?
La polémique se poursuit jusque dans l’été suivant où Le Méridional-La France, dans son
édition d’Avignon du 24-07-55, publie – sur quatre colonnes – un article d’un certain Dr.
Poucel12 « Du Capitole à la Roche Tarpeienne – À propos d’un livre tendant à diminuer
Frédéric Mistral ».
Le préambule est clair : « nous détenons une richesse [...] celle de nos grands hommes [...]. Notre
génération en bénéficie, mais comme d’un dépôt qu’elle se doit de transmettre intact à celle qui nous
succèderont. »
L’auteur, qui reconnaît certaines qualités au livre de Lafont, qu’il recommande « à ceux qui ont
assez de jugement pour faire la partdu feu », il file la métaphore à partir du conte d’Andersen, La Reine des
neiges. Lafont aurait, comme dans le conte un œil lucide, clairvoyant, qui lui ferait voir les beautés de
Le Méridional était, comme on le sait, avant sa fusion avec Le Provençal (qui dona naissance au nouveau titre La Provence), un
journal de droite. Philippe Martel nous informe que Poucel est « l'auteur d'un ouvrage sur Mistral un peu simpliste.
12
�Mistral, et l’autre troublé par le sinistre éclat d’un miroir diabolique. Que Lafont se débarrasse de cet éclat
et « il pourra alors voir le grand poète de Maillane comme nous le voyons et l’aimer sans réticence, comme
nous l’aimons. »
III-
Côté occitaniste – Tentatives de ripostes de Lafont - soutien absolu des amis
1- Contrattaque de Lafont
Dans les archives de Lafont, figurent deux textes en réponse à Mauron, l’un plus long que l’autre.
Nous en retiendrons quelques éléments. Lafont rappelle d’abord ses vaines tentatives pour travailler avec
le camp mistralien :
J’ai, dès la création de votre mouvement, le GEP, envoyé mon adhésion. Vous l’avez refusée, pour motif de
graphie. En mon absence, vous avez essayé de me mettre en demeure d’enseigner le provençal contre ma
conscience par un ordre administratif demandé. Vous vous êtes du même coup débarrassé d’un adhérent
gênant du Prouvençau a l’escolo. Je vous avais écrit une lettre ouverte, publiée dans le Bulletin pédagogique
de l’Institut d’Études Occitanes, demandant une cordiale et saine conversation entre tous les défenseurs du
provençal. Vous m’avez répondu longtemps après, par lettre privée, que, dans l’intérêt du provençal, vous
étiez contre cette conversation. Notre Institut a adressé une circulaire aux Enseignants et écrivains de
Provence. Vous n’avez pas répondu. Malgré tout, un homme qui se dévoue à la cause de l’entente avait réussi
à mettre sur pied une rencontre cordiale autour des « soupes vineuses de l’amitié ». Tous les occitans
consultés ont été d’accord ; l’affaire a avorté par un raidissement soudain des « mistralistes ». Le même
Provençal qui contenait votre premier article contenait aussi, dans son édition du Gard, une analyse du dernier
numéro de notre revue Òc. Et on pouvait y lire que nous avons décidé de solliciter, à propos du Centenaire du
Félibrige, un certain nombre d’opinions dont la vôtre.
Lafont proteste de son amour pour la Provence et pour Mistral, il soutient, contre Mauron, que
Mistral est un écrivain en phase avec son siècle et non pas un phénomène isolé :
L’idée que Mistral ait pu être isolé par sa langue des courants littéraires français est en effet une nouveauté en
critique littéraire, si ce n’est pas une nouveauté dans le Félibrige.
Il dénonce la volonté du Félibrige de faire de la Provence et de sa littérature une chasse gardée, et
réplique vertement à l’accusation de jalousie qui lui a été faite :
Mais il est une jalousie beaucoup plus perceptible en cette affaire que celle qui revendique, celle dont vous
nous accusez : c’est celle qui refuse, celle qui s’accroupit sur une œuvre comme sur un magot. Si c’est pour
nous avertir que Mistral et la Provence étaient des chasses réservées que vous avez pris la plume, cela nous le
savons déjà. Mais nulle part personne n’a osé affirmer que telle œuvre était réservée à l’admiration et à la
critique de tel ou tel homme. En quel univers intellectuel votre Provence s’est-elle égarée ? La nôtre, celle qui
va de Nice à Nîmes, et se développe sur tous ses siècles de splendeur et de misère, celle qui contient la vôtre,
cette Provence d’équité est ouverte à tous. Même à ceux qui n’écrivent pas comme nous jugeons bon d’écrire.
Il s’indigne de la dénonciation sournoise, en ces temps de guerre froide, que contient le texte de
Mauron :
Qui veut noyer son chien… On sait quelle est la rage la mieux poursuivie en ce moment. Bien sûr vous n’allez
pas jusqu’à la délation qui accueillit, du fait de la critique provençaliste, le numéro des Cahiers du Sud, en
1942, sur le Génie d’Oc : on nous désigna au bras séculier sous l’accusation de sémitisme 13 ! Vous êtes
infiniment plus délicat et plus subtil. D’abord vous faites parade de votre quasi similitude de pensée avec
moi… Après quoi quelques mots semés çà et là (« marxisme », « mobile politique ») et le tour est joué… Un
bien mauvais tour, Charles Mauron ! Il ne vous reste, m’ayant caractérisé politiquement, qu’à jeter dans le
même sac mes amis avec moi : « le second mobile effectif est politique. Superficiellement on peut douter de
13
Lafont fait allusion à la dénonciation de la revue, par Émile Ripert, dans L’Action française.
�son existence car le parti occitan groupe des hommes de tendances diverses. Mais le livre de M. Lafont jette
sur ce fait un jour très précis. » Et voici mes amis manœuvrés par moi, comme moi-même manœuvré par mon
inconscient ! Peu vous importe qu’un livre soit publié sous ma seule signature. Même s’ils disent le contraire,
ils en sont ! Même s’ils ne le savent pas, ils en sont ! De l’influence mêlée de la psychocritique et de
l’orthographe sur la chasse aux sorcières. Et si vous ne voulez pas chercher quelque aide pour votre
mistralisme auprès d’un service des Renseignements Généraux, vous avez bien mal choisi votre moment pour
vos « révélations ».
Tout en regrettant que l’article de Mauron soit l’occasion d’un triste déballage de linge sale, Lafont
exprime la nécessité où il se trouve de répondre à une attaque dont il n’est pas la seule cible :
Certains autres articles récents apportent la preuve d’un plan anti-occitan concerté. […] Et c’est cela, voyezvous, qui explique ma réponse […] trop de choses sont engagées dans cette affaire : ce que vous appelez (de
l’art des termes !) le « parti occitan », et que j’appellerai simplement mes amis, et puis cette Provence que
vous mettez allègrement de votre côté, que vous faites artificiellement saigner sur la croix de votre colère…
Lafont conclut ainsi :
De toute cette encre dépensée peut-être quelque chose de bon naîtra-t-il : que certains Provençaux, pris de
curiosité, iront à mon livre, l’approuveront ou le désapprouveront, mais de toute façon ouvriront un débat
entre défenseurs d’une même cause que je souhaite depuis des années, et que vous avez vainement sur
d’immenses colonnes essayé d’interdire…
Dès la fin octobre, Lafont demande un droit de réponse au Provençal. Il s’adresse ainsi (27-10-54) à
son directeur, Léon Bancal :
Ayant appris par mon collègue et ami Georges Griffe que vous ne pouviez publier l’article qu’il avait écrit sur
mon livre Mistral ou l’illusion, ayant fait une promesse à Charles Mauron, j’attendais avec impatience l’avis
imprimé de ce provençalisant orthodoxe. Cet article est venu, et je suis peiné de son caractère violent et
injuste. [...] Il est donc normal que je réponde dans les colonnes du Provençal.
�Nous n’avons pas la réponse du directeur, que Lafont salua ainsi : « Votre lettre m’a touché [...].
Vous allez avoir ma réponse. »
2- Max Rouquette à la rescousse
Plusieurs lettres de Max Rouquette datées de fin octobre à fin décembre font état de sa colère, dans
des termes plus que vigoureux, et élaborent des stragégies de riposte. La publication du droit de réponse
se faisant attendre, c’est Max Rouquette qui prend le relais. Il écrit à Lafont le 8-11-54 :
Il faut répondre dans Le Provençal aux infamies de Mauron, exprimer la tristesse qu’inspire un homme que
l’on estimait en arriver en l’absence d’arguments sérieux à l’argument enfantin de la jalousie (suis-je jaloux de
Racine ?) à l’appel en justice graphique devant les sorbonicoles (pourquoi pas Duhamel) et à la haine de la
Provence. Rappeler que par vocation nous sommes les fédérateurs, ce qui excite la colère des séparatistes
chauvins, que le Félibrige et Mistral ont bel et bien trahi la mission pan-occitane qu’ils s’étaient tracée dans les
origines etc, etc.
Le pavé de l’ours de SA Peyre est à exploiter à fond. Et si ton œuvre n’est qu’un schéma marxiste, alors tu
peux te demander ce que peut être un socialiste non marxiste ? Un Mauron, diminutif de Mauras. Car le
chauvinisme, le nationalisme, l’impérialisme puéril des Rhodaniens c’est bel et bien du vrai Mauras id est ce
qui divise ce qui peut être uni, contre ce qui fédère par tous les moyens les hommes qui dans leur immense
majorité ne veulent que s’unir et travailler en paix.
�Dans l’affaire, Max Rouquette déchaîne son ironie mordante contre Suly-André Peyre, auquel il
applique le pseudonyme de « Sullipetrus », et contre Mauron, méchamment surnommé « Tirésias de
pissotières »14.
Pour sa part, dans une lettre du 30-11-54, il fait état de sa fonction de président de l’IEO, mais aussi
de son appartenance à la SFIO (comme Mauron et comme Le Provençal), et n’hésite pas à insinuer des
accointances de certains amis de Mauron avec Maurras et exige la publication de la réponse de Lafont :
Je ne puis pas croire qu’un journal socialiste pourra ainsi sur une question qui ne concerne pas la doctrine du
parti faire œuvre partisane. Car l’article de Charles MAURON n’est d’un bout à l’autre que le cri d’angoisse et
de colère d’un partisan. Si la vérité de Robert LAFONT n’était pas acceptée de votre journal, alors je vous
demanderais d’accepter la mienne. Car, Président responsable de l’IEO je ne puis sans faillir à ma tâche laisser
sans réponse une caricature infâme, et diffamatoire de notre mouvement. Je vous le demanderai en
camarade, dans la certitude où je suis que vous ne voudrez pas me voir à mon tour invoquer le droit de
réponse.
Ces tentatives seront vaines. Des recherches juridiques menées par ailleurs (par Max Allier ou Claude
Liprandi) sur le droit de réponse ne permettent pas de conclure à l’obligation pour Le Provençal de publier
une réponse…
3- Autres réactions occitanistes. Depuis la Provence jusqu’au niveau national
Cependant le livre de Lafont est salué de toute part et depuis plusieurs lieux, comme en témoignent
des courriers de Pierre Bec, de Nelli15, ou d’Espieut.
Nelli, qui a lu les deux articles parus dans Marsyas, est sans pitié pour Mauron : « Celui de Mauron
est strictement idiot et très facile à réfuter ». Selon Nelli, Berthaud aurait eu des échos des ventes
excellentes de l’ouvrage de Lafont, et s’apprêterait à diviser Mauron et Peyre « sur le plan religieux !! Très
astucieusement… » Il évoque une possibilité d’article aux Cahiers du Sud, dont Ballard est enchanté des
chroniques de Lafont. L’article serait selon lui probablement confiée à Gros. En réalité, ce sera Armand
Lunel qui présentera l’ouvrage dans la revue marseillaise.
Une remarque d’Espieut nous paraît, avec le temps, singulièrement percutante :
14
15
On sait que Charles Mauron était malvoyant.
Lettre non datée appartenant au fonds Lafont déposé au CIRDOC.
�Dau mai legissi ton Mistral, dau mens i vesi lo trabalh d’un critic e dau mai i vesi lo trabalh dau poeta que cerca
a penetrar per eu li secrets d’un autre poeta, sa tecnica, son alen. A quand ta Mirelha ? Mai tu ta Mirelha sarà
benlèu en pròsa, aqueu roman que nos anoncies.
Après relecture, Espieut ajoute en marge :
Enfin, anes pas creire que vòle demesir ton talent de critic qu’es indiscutible 16
Quant à Pierre Lagarde, cet ami fidèle de Lafont ne pouvait pas ne pas le défendre. Ainsi, dans le n°
195 de Òc (hiver 1955), pp. 46-47, dont nous reparlerons, qui est consacré pour partie à la présentation du
travail de Lafont, critique-t-il les deux derniers numéros de Marsyas (314 et 315) :
Cresi pas que sià besonh de tornar, pel motiú d’aquesta cronica sul libre de Lafont « Mistral ou l’illusion ». Voli
pas tant pauc m’espandir sus las cronicas de S.A. Peyre e C. Mauron dins les 2 n°s de Marsyas que son gaire
ben consacrats a la critica d’aquel libre. Critica dins lo sentit « d’entrepresa de desbarrotiment ». L’escasença
fusquèt balhada a Lafont de respondre a Carles Mauron. Dirai per la meu part que som d’acòrd amb aqueste
quora escriu : « Nous voulons que la langue et ses chefs-d’œuvre vivent ». [...] Acabarai en assegurant C.
Mauron qu’aimi Mistral autant qu’el meteis lo pòt aimar.17
Charles Camproux
Les champions de Lafont se réclament de leur attachement à la Provence, à sa langue, et / ou à
l’œuvre de Mistral. Ainsi de Camproux qui écrit le 2-11-54 :
Bravo ! Bravo ! J’admire. Vous nous donnez un livre vivant, un livre exact (pour autant que je puisse en juger –
car je reste un profane !) et un livre neuf. J’ai l’impression que votre étude fera du bruit. Elle ne sera peut-être
pas du goût de tous... Mais après ? J’en apprécie, moi, l’honnêteté. J’ai la sensation que vous nous donnez là
un Mistral dépouillé de tout ce que la légende a pu élaborer sur son compte : vous exécutez le « mythe
Mistral », dirait mon collègue Etiemble ! Et vous avez raison... ! Evidemment l’imagerie y perd un peu... Tant
pis. Nous vous devrons un Mistral plus vrai. C’est beaucoup.
Et puis votre livre est « enlevé ». Il marche, il court. On vous suit, de page en page, avec une sorte
d’impatience qui est le plus bel hommage que l’on puisse vous rendre. On ne s’arrête que pour ouvrir Mireille
ou Calendal, ou relire une page des Mémoires... Je ne dis pas pour vous contrôler, tant on sent que vous dites
vrai, mais pour relire Mistral avec vous, après vous...
Je souhaite à votre étude tout le succès qu’elle mérite ! Elle l’aura : la signature de Plon est une garantie. La
vieille maison n’aurait jamais pris un livre qui n’ait pas de chances...
Que de chemin parcouru depuis ce soir où avec Madame Lafont vous récitiez Mistral à la salle des concerts
sous l’œil de l’Abbé Georges18...! Rien ne peut me faire autant plaisir que de vous voir devenir, à votre tour, un
maître.
De Camproux, les archives Lafont recèlent aussi un long texte dactylographié (de sept pages), non
daté, intitulé « Respònsa au mandadís per Carles Mauron de La Provence visée au cœur ». Ce texte est une
analyse soigneuse et précise du texte de Mauron, page à page, après les précautions oratoires d’usage
(Camproux exprime son estime pour Mauron et affirme haut et fort qu’il quant à lui n’est le héraut d’aucun
parti). Camproux s’en prend d’abord au titre « la Provence visée au cœur » qu’il estime « mélodramatique
Plus je lis ton Mistral, moins j’y vois un travail de critique et plus j’y vois le travail du poète qui cherche à pénétrer pour lui les
secrets d’un autre poète. À quand ta Mireille ? Mais toi ta Mireille sera peut-être en prose, ce roman que tu nous annonces.
Enfin, ne vas pas croire que je veuille diminuer ton talent de critique, qui est indiscutable. Lettre du 13-11-54. Fonds Robert
Lafont. CIRDOC.
17
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de revenir, à propos de cette chronique sur le livre de Lafont « Mistral ou l’illusion ». Je ne
veux pas non plus m’étendre sur les chroniques de S.A. Peyre et C. Mauron dans les 2 n°s de Marsyas qui presque entièrement
consacrés à la critique de ce livre. Critique dans lo sens « d’entreprise de démolition ». L’occasion a été donnée à Lafont de
répondre à Charles Mauron. Je dirai pour ma part que je suis d’accord avec celui-ci quand il écrit : « Nous voulons que la langue
et ses chefs-d’œuvre vivent ». [...] Je terminerai en assurant C. Mauron que j’aime Mistral autant que lui-même peut l’aimer. »
18
Henri Georges, (1890-1976, curé de Châteauneuf de Gadagne, puis aumônier de l’hôpital Saint-Louis d’Avignon, majoral du Félibrige.
16
�et un tant soit peu ridicule ». Il récuse le sous-titre « le partisan » qui lui paraît relever d’un vocabulaire de
« guerre civile ». Il récuse aussi l’emploi par Mauron du terme « mouvement occitan » comme désignant
une entité « qui serait une machine de guerre ». Le mot « occitan », dit Camproux, désigne « une réalité
anarchique et multiforme (heureusement ou malheureusement suivant le point de vue). » Puis Camproux
en vient à l’accusation de Mauron selon laquelle Lafont s’attaquerait à « la primauté de Mistral ».
Camproux ne conteste pas la valeur de Mistral, mais refuse que « tout, de l’alpha à l’oméga, [soit] enfermé
dans l’œuvre de Mistral ». Camproux refuse de se prononcer sur la critique qui est faite de la lecture de
Mistral par Lafont. Celle-ci lui paraît relever de la liberté du chercheur et « réveille ceux qui avaient
tendance à s’endormir ». Camproux souhaite que les études mistraliennes soient ravivées par les
recherches nouvelles et de Mauron et de Lafont. Au passage, Camproux glisse quelques-uns de ses
désaccords (présentés comme secondaires) avec le point de vue de Lafont (rapprochement entre Mistral et
Baudelaire, limites de son étude historique) de même qu’il se permet une petite pique par rapport au
travail de critique de Mauron :
Je suis fort loin de voir un chef d’œuvre de critique mistralienne (comme certains flatteurs le lui ont dit) dans
son essai Estudi mistralen qui par contre constitue un excellent exercice de langue et un jeu intellectuel
extrêmement intéressant, voire passionnant.
Ce que Camproux refuse violemment dans les propos de Mauron, c’est l’assimilation Provence =
Mistral, qui lui paraît « irrecevable et affreusement terrible ». Il revient ensuite sur les mobiles prêtés au
« parti occitan » dont il doit être lui-même, dit-il, puisque ayant choisi la graphie de l’IEO bien
qu’appartenant depuis l’âge de 18 ans à la Maintenance de Provence.
Un de ces mobiles – dont Camproux n’a aucun mal à se gausser – serait la jalousie... L’autre serait
politique. Or, il n’y a pas, selon Camproux, d’uniformité politique du « parti occitan » dont les membres
« appartiennent à toutes les nuances de l’arc-en-ciel politique ».
Camproux revient sur le besoin qu’aurait Mauron de voir dans le livre de Lafont, non pas l’œuvre
d’un intellectuel engagé, assumée comme une lecture personnelle, mais « un cheval de bataille » :
...il n’a pas le droit d’en faire un cheval de bataille en essayant d’enfermer, par une fausse dialectique, les
divers tenants de la langue d’oc, dans une bastille occitane et dans une bastille mistralienne qui n’ont qu’à se
bombarder jusqu’à ce que mort s’ensuive. Et que toutes les deux s’écroulent ! Car tel est bien la signification
de la création du Coumitat d’Aparamen Mistralen. On ne « s’apara » que contre des attaquants : donc pour se
battre et se détruire. Folie !
Camproux revient sur les problèmes de graphie, notamment sur l’accusation portée par Mauron :
« Or la graphie artificielle que le parti occitan voudrait nous imposer en Provence même n’a nullement la
valeur scientifique qu’on feint de lui attribuer ». Toute graphie est un artifice, dit Camproux, et « personne
ne parle d’imposer » ; cette graphie est seulement « aussi scientifique que possible dans la perspective qui
est la sienne ». Quant à la valeur esthétique de la graphie, elle est relative, dit Camproux : c’est la langue
qui est première, dit-il en prenant Rabelais comme exemple : « le sel de Rabelais est dans sa langue et dans
l’esprit de son œuvre, non dans sa graphie (qui n’en est d’ailleurs pas une). »
La conclusion de Camproux est la suivante :
Ne serait-il pas souhaitable de créer un modus vivendi commun ? en ne demandant pas trop de sacrifices ni
aux uns ni aux autres ? En attendant... ce que l’avenir nous apportera !
Dans le n° 195 de la revue Òc (hiver 1955, p. 42-45), paraît une recension de Mistral ou l’illusion par
le même Camproux, critique sans complaisance, qui commence par une série de réserves, sur des
« détails ». Puis Camproux en vient au « principal » : « Lo libre de Lafont es una liberacion ». Lafont vient,
selon lui, après Reboul : « Mistrau es pas que lo mai grand dis escrivans de la respelida »19. Lafont a permis
de relativiser la place de Mistral, de le placer dans un mouvement d’histoire, il met dos à dos les
accusations de sacrilège et d’idolâtrie. La respelida, dit en substance Camproux, doit beaucoup à Mistral,
elle ne lui doit pas tout :
19
Mistral n’est autre que le plus grand de la renaissance (sous-entendu félibréenne).
�Mistrau lo pus grand, òc Dieu òc, mai Mistrau lo sol abans, dau temps, après oh ! Dieu, non e non. O aladoncas
quitatz d’escriure, quitatz de luchar ; alongatz-vos, bèus amics, dins lo cros e dormissetz-vos pèr sempre ! 20
Jòrgi Reboul
Le Marseillais Jòrgi Reboul21 s’impliqua lui aussi dans la querelle. Dans une lettre du 28-10-54, avec
en-tête du Calen et épigraphe de Mistral, ainsi présentée : « Citi de memòria « Fau qu’en troues la pèira si
roumpe, se n’en voulès tira la paiolo d’argènt »22, Reboul invite les deux protagonistges à une sorte de
joute à Marseille, sous la présidence de Léon Bancal, directeur du Provençal :
Hé ! bé ! coulègo, leis espoussas leis arno a nouestei pàurei felibricoun ; sabon plus mounte ana prega, tant li
chanjas lei sant de plaço.
‘m’acò, nouesto afecioun pariero per vous, CARLE MAURON, pèr tu, ROUBERT LAFONT, nous coumando de
vous counvida touei dous a un rescouentre dins nouesto Capitalo, Salo dei Counferènci de la Chambro de
Negòci – Palais de la Bourso – un Dijòu, de 17 a 19 ouro, en un parlamen subre-capourié dóu V en CICLE
UNIVERSITARI DOU CALEN, pèr « l’espandimen de la pensado nouestro »23.
Bancal accepte le même jour le « match Provence contre Occitanie » : « Si vous pensez que je puisse
vous être utile, je veux bien » « Mais accepteront-ils tous les deux ? », questionne-t-il prudemment.
La réponse de Lafont est la suivante :
Mistral le plus grand, oui, par Dieu, oui, Mais Mistral le seul avant, maintenant et après, oh ! Dieu, non et non. Ou alors,
arrêtez d’écrire, arrêtez de lutter, allongez-vous, mes chers amis, dans la tombe et dormez-y pour toujours.
21
Le Calen de Marseille, association culturelle animée notamment par Reboul. Voir à ce sujet les travaux de François Courtray,
notamment : « Jòrgi Reboul, un parcours singulier vers l’occitanisme à travers l’histoire du XX e siècle », in « Vidas », Y. Lespoux et
M.J. Verny, coord., Lengas 84, Montpellier, PULM, 2018 : https://journals.openedition.org/lengas/1785.
22
Je cite de mémoire « Il faut que la pierre se casse en morceaux, si vous voulez en retirer la pépite d’argent. »
23
« Et bien ! collègues, vous leur secouez les puces à nos pauvres petits félibres ! Ils ne savent plus où aller prier, tant vous leur
changez les saints de place. Avec ça, l’affection égale que nous avons pour vous, CHARLES MAURON, et pour toi, ROBERT
LAFONT, nous commande de vous inviter tous les deux à une rencontre dans notre Capitale, Salle des Conférences de la
Chambre de Commerce – Palais de la Bourse – un jeudi, de 17 a 19 heures, à un échange dans le cadre du V ème CYCLE
UNIVERSITAIRE DU CALEN, pour « la progression de nos idées ».
20
�s’èras pas tu que m’o aguèsses demandat, se Bancal avia pas acceptada la presidéncia, se s’agissia pas de la
Causa mai que de ieu, auriau dich non. Es oc !
A quauquei condicions pasmens :
1°- Degun m’oblijarà pas de tocar la man d’aqueu Mauron qu’après aquel afaire lo teni pèr un òme de marrida
fe, un gelos, etc...
2°- Mauron, utilizant lo drech de critica, parlarà primier
3°- Lo debat, pèr sa dignitat, serà depersonalizat. Serà un debat sus l’occitanisme...
4° Lo titol serà quicom coma : dialog di doas Provènças, o : Mistralisme, occitanisme e Provènça. 24
Nous n’avons pas l’épilogue de l’afaire... On peut parier cependant, faute de traces ultérieures à ces
tentatives, que l’affaire avorta...
Le 23-11-54, Reboul évoque sa démission du Félibrige, dans une lettre à René Jouveau et au journal
Fe. Le lendemain, il en informe I. Girard, comme directeur-gérant de Òc, avec copie à Lafont, dans une
lettre où il évoque un article de Robert Lafont dans le n° 192-193, p 52-53. Voici ce qu’écrivait Lafont :
ANECDOTA. Il est défendu de descendre en marche. La S.N.C.F. Le 10 de mai, Jòrdi Reboul, de Marselha, qu’es
pas un « occitan », mai un òme coratjós e un bòn amic nòstre, mandèt sa demission dau Felibritge. Dison que
l’an pas acceptada, e mai que, desenant, n’acceptaràn ges, de demission. Felibre a vida, aquí una nòva
dignitat.25
Et voici la réaction de Reboul, qui entre dans le jeu amusé dans lequel les propos de Lafont l’ont entraîné :
Vous prenez bien au sérieux le Félibrige. Si encore c’était un convoi funèbre et définitif. Ce n’est qu’un wagon
sur une voie de garage, selon le mot de Maurice Court – un wagon perdu chargé d’un trésor ! Il faut, paraît-il
(je suis étranger au gang) s’emparer de ce trésor et prendre avec lui le train au départ sur la bonne voie d’en
face !
Le wagon pourira sur ses rails rouillés !
Je ne cours donc aucun risque pour en descendre à l’arrêt et abandonner les voyageurs somnolents à qui il
n’est pas permis, - même au point mort ! - de se pencher à la portière, de jouer avec la serrure, et, surtout, de
« tirare l’annello » !
L’année suivante, le 7-12-55, Reboul organise, à Marseille, une conférence-signature de Robert
Lafont, intitulée « les Provençaux devant leur langue », réunion présidée par Jean Malrieu et Henri Deluy
de L’Action poétique, la presse (Le Méridional) en rendra compte et notera la présence de l’UFOLEA, des
Cahiers du Sud (représentés par Jean Tortel)... Reboul note que son invitation aux félibres est restée sans
réponse :
« M’acò, siéu quasi soulet... à batáia pèr toun urouso vengudo au Calen e à Marsiho. D’abord li felibre, mai vo
mens felibrejant, qu’aviéu souna pèr t’apara vo ti sagata, m’an pas respouondu : an crento. Iéu, noun !!! »26
Reboul insiste dans ses invitations sur le double prix de l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse, sur
lequel nous reviendrons, et qui fut attribué la même année à Marcel Decremps et à Lafont.
24
Si la demande n’était pas venue de toi, si Bancal n’avait pas accepté la présidence, s’il ne s’agissait pas de la Cause plus que te
moi, j’aurais dit non. C’est oui ! À quelques conditions cependant :
1°- Personne ne m’obligera à serrer la main de ce Mauron que je tiens après cette affaire pour un homme de mauvaise
foi, un jaloux, etc...
2°- Mauron, utilisant le droit de critique, parlera le premier
3°- Le débat, pour sa dignité, sera dépersonnalisé. Ce sera un débat sur l’occitanisme...
4° Le titre sera quelque chose comme : dialogue des deuxProvences, oi : Mistralisme, occitanisme et Provence
25
Le 10 mai, Jòrdi Reboul, de Marseille, qui n’est pas un « occitan », mais un homme courageux et un de nos bons amis, a donné
sa démission du félibrige. Ils disent ne pas l’avoir acceptée, et même que, désormais, ils n’accepteront aucune démission du
félibrige. Félibre à vie, voilà une nouvelle dignité.
26
[Avec ça, je suis presque seul à me bagarrer pour ton heureuse venue au Calen et à Marseille. D’abord les félibres, plus ou
moins félibrigeants, que j’avais appelés pour te défendre ou t’écharper, ne m’ont pas répondu : ils ont peur. Moi, pas !!!!!]’apara
vo ti sagata, m’an pas respouondu : an crento. Iéu, noun !!! »
�L’élargissement du débat au-delà des réseaux régionalistes
Le chercheur Claude Liprandi est très impliqué dans ces débats, puisque dans les années 50, il
éditait Aubanel en graphie classique et publiait des études sur celui-ci, présenté – entre autres – comme
une victime du Félibrige institutionnel.
Le 3-11-54, Liprandi écrit à Aragon, lequel, selon lui, devait déjà être informé par René Lacôte,
responsable de la revue littéraire Les Lettres françaises27. Le 10 novembre, Liprandi annonce à Lafont la
venue d’Aragon à Villeneuve-Les-Avignon, avec Elsa Triolet et Fernand Léger et lui propose une rencontre.
L’affaire est ainsi portée au plan national.
Les Lettres françaises, publication littéraire créée en France en 1941, pendant l'Occupation, par Jacques Decour et Jean
Paulhan, était l’une des nombreuses publications du mouvement de résistance Front National. Cette publication clandestine, qui
bénéficia entre autres de la collaboration d’Aragon, fut soutenue financièrement par le PCF après la Libération et acquit le statut
d’hebdomadaire littéraire de ce parti.
27
�Le réseau des éditions et journaux communistes, où Lafont et Camproux avaient leurs entrées 28, très
influent en cette époque d’après-guerre, est sollicité. Max Allier, journaliste au quotidien La Marseillaise,
militant communiste29, propose de faire un article dans « La Mars. [La Marseillaise] toutes éditions » :
« ton bouquin m’a emballé. C’est vraiment le premier ouvrage qui apporte sur Mistral quelques chose de
neuf et d’intelligent. En outre tu as cette qualité majeure qui se traduit dans le jargon du Parti par « avoir
les pieds sur terre ». Allier avait déjà salué en 1953 dans La Marseillaise l’article de Lafont dans les Annales
de l'Institut d'études occitanes.
Le 24-03-55, Jean Todrani invite, au nom de la revue L’Action poétique30, Robert Lafont à une
signature de son livre à la libraire Laffite à Marseille.
Charles Camproux y tenait une chronique d’études stylistiques et les publications occitanes y étaient régulièrement
présentées, notamment par le critique René Lacôte. Lafont était, dans les années 1950, le secrétaire nîmois des Amis des Lettres
françaises. Lacôte était un de ses correspondants assidus. Lafont collaborera également à la revue Europe dans son numéro de
1959 consacré au centenaire de Mirèio. Un peu plus tard, en 1961, l’anthologie d’Andrée-Paule Lafont, préfacée par Aragon,
paraîtra aux Editeurs Français Réunis, proches du PCF...
29
À propos de Max Allier, se reporter à notre article « Max Allier, a la raja dau temps », in Actes de la journée d’études
« Messatges », REDOC/LLACS, Montpellier janvier 2018, recueillis et édités par Marie-Jeanne Verny, en ligne à l’adresse :
https://occitanica.eu/items/show/19161
30
Revue ouvertement militante, liée au PCF, fondée en 1950, suite à une grève des dockers marseillais. Y collaborent, à côté de
ses fondateurs Jean Malrieu et Gérard Neveu, des auteurs tels qu’Henri Deluy, Jacques Roubaud, Jean-Pierre Balpe.
28
�Nous avons évoqué supra la conférence-signature organisée par Reboul « les Provençaux devant leur
langue », présidée par Malrieu et Tortel, responsables de l’Action poétique, où le poète et critique Jean
Tortel représentait la prestigieuse revue marseillaise Les Cahiers du Sud. Or, l’obtention d’un article
critique dans Les Cahiers du Sud était très importante pour Lafont. Il avait d’abord pensé à un article de
Léon-Gabriel Gros, mais ce fut finalement Armand Lunel qui signa, dans le n° 327 du 01-01-1955, un article
rendant compte conjointement de Mistral ou l’illusion et de Mistral, mage de l’occident de Marcel
Decremps. Armand Lunel entre d’emblée dans le débat :
Mistral ou l’illusion, c’est aussi dans le propos de l’auteur, un Mistral sans illusion, son livre prenant le départ
et arrivant au but sur cette ligne, combien hérétique pour les Félibres de stricte observance ! qui fut si
magistralement inaugurée, il y aura bientôt un quart de siècle, par le Mistral ou la République du Soleil,
d’Albert Thibaudet. Le panégyrique et l’hagiographie sont une chose ; l’histoire et la critique littéraire en sont
une autre.
Son article est seulement allusif quant à la part d’étude littéraire que contient l’ouvrage de Lafont.
C’est à l’analyse par Lafont de la stature de l’écrivain, sa place dans son temps, l’évolution de sa pensée et
celle de ses disciples que s’intéresse d’abord Lunel, évoquant les « trois mistralisme » qui, d’après Lafont,
se sont succédé : le premier, à la naissance du Félibrige, « le second, […] engendré par le dogmatisme
maurrassien » et enfin le troisième
le seul qui nous intéresse parce que d’aujourd’hui et mieux encore de demain, il consisterait à reconduire la
pensée mistralienne et ses mythes, pour qu’en jaillissent enfin des thèmes d’inspiration tournés vers l’avenir.
M. Lafont ne cache pas qu’il est pour un tel projet, à condition de faire éclater le cadre trop régional, à ses
yeux, trop étroit, du Félibrige par la résurrection de la grande Provence des Troubadours. D’accord, mais cela
ne dépend ni des vœux que l’on peut former, ni des mouvements auxquels on apporte son adhésion. Rien ne
se crée sans le génie. Il faudrait qu’un nouveau Mistral vînt au monde.
Comme on le voit, Lunel reste très prudent dans ses jugements, ainsi que l’indique cette fin de son
article et le couplage de la recension du livre de Lafont avec celle du livre de Decremps.
À noter aussi que Albert Maquet, poète wallon, né à Lille, contemporain et ami de Lafont, proposera
un compte-rendu de son ouvrage à la Nouvelle revue wallone.
�4- Même dans le Félibrige, Lafont trouve des soutiens
C’est le cas à l’Ouest, notamment.
A. J. Boussac
Celui-ci lui écrit, le 28-11-54 :
Amb la molher, acabam de legir lo darrièr n° de Marsyas. Dequant lo bast lor maca l’esquina e quantas
asenadas escudeladas per lo Mauron coma per l’Andriu-Peire. E quina publicitat vos fan aquí ! Tantas de regas
per dire que... e dire pas que... Me’n regaudissi per vos. Vos comptan coma un adversari seriós e me pensi
qu’an pas acabat de gemegar. Osca !31
Boussac intervient, en mars 1955, pour présenter Mistral ou l’illusion à la Société des Sciences, Arts
et Belles-Lettres d’Albi. Il replace aussi l’affaire, six mois après la publication, dans le contexte de l’état du
mistralisme contemporain. Résumons les propos de Boussac : il revient sur l’impossibilité du Félibrige à
revenir sur son passé, à examiner celui-ci avec lucidité, à le considérer comme sacré, à s’interroger, tout au
mieux, comme le fait René Jouveau, sur son affaiblissement actuel. Le livre de Lafont est pour Boussac un
retour critique sur l’histoire, c’est en cela qu’il est utile, dit-il, ajoutant :
Que l’on ne croie pas, comme certains, qu’il ait voulu démolir la réputation et la gloire de Mistral. Il est, au
contraire, un de ses admirateurs les plus fervents et cette admiration jaillit à chaque page du livre. Elle prend
d’autant plus de valeur qu’elle n’est point béate mais raisonnée.
Pour Boussac, l’originalité de Mistral ou l’illusion, c’est de ne pas se borner à des fragments de
l’œuvre mistralienne mais d’en suivre le déroulement chronologique tout en replaçant chaque écrit ou
Ma femme et moi terminons la lecture du dernier numéro de Marsyas. Comme le bât leur blesse le dos et combien de bêtises
dégoisées par Mauron comme par André-Peyre. Et quelle publicité ne vous font-ils pas là ! Autant de lignes pour dire que… et ne
pas dire que… Je m’en réjouis pour vous. Ils vous tiennent pour un adversaire sérieux et je pense qu’ils n’ont pas fini de gémir !
Bravo ! »
31
�action dans son contexte. Il salue l’écriture, la beauté des titres de l’ouvrage qui « fait honneur à celui qui
l’a écrit, courageusement, et à l’éditeur qui l’a publié. »
L’abbé Salvat
Le 8 février 55, l’abbé Salvat complimente Lafont sur son livre :
« La Provence visée au cœur » ! Tot acò passarà e ton libre demorarà. Ton libre es un mèstre-libre, e ne dirai
un jorn çò que ne pensi. I a de causas que pòdi pas aprovar. Mas cal reconeisse qu’es un libre informat de man
de mèstre, un libre corajos, un libre clarvesent, un libre de critica seriosa, enfin !!
E te demandi de lo mandar, en 3 exemplaris, a l’academia dels Jòcs Florals en vista del prètz « du Centenaire
du Félibrige ». Seriai uros de lo veire coronat. 32
Le prix du centenaire sera bien attribué à Lafont, mais ex-aequo avec Marcel Decremps, ainsi que
l’annonce, le 4 mars, une lettre pleine d’humour de Jean Séguy :
A nèit l’Acadèmia dels Jòcs Florals a atribuit lo prètz del Centenari : aviam à causir entre lo vòstre libre e lo de
Decremps. Coma se pòden pas comparar e que son l’un e l’autre d’òbras de promièra borra, avèm acabat per
copar la pera pel mièi, e aital vos escai lo prètz ex-aequo, acò vòl dire la mitat de 10 000 frs, de qué se crompar
un cambajon, ambé la glòria e mos compliments per dessus lo mercat. Som ieu que farai lo rapòrt e podètz
èstre solide que parlarai del vòstre trabalh magnific si que non coma s’òc merita – que ne som pas capable –
mai ambe tot mon còr, mon admiracion e mon amistat. 33
Ainsi le Félibrige, côté ouest, essaye-t-il de ressouder les deux camps par un geste symbolique :
attribuer un prix ex-aequo, celui du Centenaire, qui plus est, à un tenant de l’orthodoxie mistralienne, et à
un hérétique occitaniste... C’était déjà, nous l’avons vu, la posture d’Armand Lunel dans Les Cahiers du
Sud.
IV-
Que retenir de « l’affaire » 60 ans après ?
D’abord que la lecture des documents conservés au CIRDOC, dont nous n’exploitons ici qu’une
petite partie, éveille en nous d’étranges échos par rapport à l’actualité la plus immédiate. Si les polémiques
actuelles venues d’une petite partie du camp mistralien sont loin d’avoir la hauteur de vue intellectuelle
des textes des années 50, les arguments utilisés vont dans le même sens : volonté farouche d’isoler la
Provence et l’héritage mistralien du reste de l’espace d’oc et assimilation du travail occitaniste à une
volonté impérialiste de s’approprier cet héritage et la langue qui le porte, avec la conviction que celle-ci en
sera dès lors défigurée : en attestent l’inclusion systématique de la question graphique dans le champ
littéraire.
Côté occitan, on ne peut pas dire qu’il n’y ait pas une certaine volonté d’installation en Provence
d’une nouvelle vision de la renaissance culturelle : l’évocation du camp mistralien orthodoxe, dans les
écrits occitanistes précédant le centenaire, et encore plus suite à la polémique, en fait la preuve. Si les
tentatives de conciliations existent, si la volonté de travail commun est manifestée, force est de constater
qu’il s’agit de situations très rares et qu’elles écouent après « l’affaire ».
32
« La Provence visée au cœur » ! Tout cela passera et ton livre demeurera. Ton libre est un livre majeur, et je dirai un jour ce
que j’en pense. Il y a des choses que je ne peux pas approuver. Mais il faut reconnaître que c’est un livre informé de main de
maître, un livre courageux, un livre clairvoyant, un livre de critique sérieuse, enfin !!
Et je te demande de l’envoyer, en 3 exemplaires, à l’académie des Jeux Floraux en vue du prix « du Centenaire du Félibrige ». Je
serais heureux de le voir couronné.
33
Aujourd’hui l’Académie des Jeux Floraux a attribuié le pris du Centenaire : nous avions à choisir entre votre libre et celui de
Decremps. Comme ils ne peuvent pas être comparés et que ce son l’un et l’autre des œuvres de première qualité, nous avons
fini par couper la poire en deux, et ainsi il vous échoit le prix ex-aequo, c’est-à-dire la moitié de 10 000 frs, de quoi s’acheter un
jambon, avec la gloire et mes compliments par dessus le marché. C’est moi qui ferai le rapport et vous pouvez être certain que je
parlerai de votre travail magnifique si non comme il le mérite – ce dont je ne suis pas capable – mais avec tout mon cœur, mon
admiration et mon amitié.
�Les faits montrent34 que l’après-guerre installera durablement cette concurrence, avec des
moments de guerre ouverte et des moments de tentatives de conciliations, tentatives qui ne rallieront
jamais, quoi qu’il en soit, l’ensemble des représentants des deux camps.
La réception de Mistral ou l’illusion marquera un des sommets de la division dont l’ampleur
singulière vient du fait que « l’affaire » impliquera des acteurs extérieurs aux deux camps puisque le
« camp occitaniste » réussira à se concilier le soutien des Lettres françaises, de René Lacôte à Aragon, de
même que que, à Marseille, des responsables d’Action Poétique mais aussi de la prestigieuse revue Les
Cahiers du Sud.
Quoi qu’il en soit, il nous semble urgent de revenir aux textes, d’abord aux textes de Mistral, et puis
à leurs lectures critiques, qu’elles soient de Lafont ou de Charles Mauron, ou encore de Sully-André Peyre,
pour ne parler que de cette année 1954.
Il faut aussi rendre justice à Robert Lafont : si Mirèio a été connu, lu, admiré, par de nombreux
étudiants de la faculté de Montpellier, par de nombreux participants aux écoles et universités occitanes
d’été ou autres stages pédagogiques, c’est parce que Robert Lafont, à maintes occasions, leur a donné
envie de lire cette œuvre à laquelle il a toujours voué une admiration immense.
Bibliographie
Notre étude s’est essentiellement construite à partir des documents d’archives conservés au CIRDOC dans
le fonds Robert Lafont.
Principaux travaux de Lafont sur Mistral et la question provençale 35 :
-
-
34
« Mistral moderne », L’Ase negre, septembre 1946
Participation a « La Branca dels aucels », Òc, n° [175], janvier 1950, p. 21-49
« Réflexions sur Mistral. L’univers de Mireille », Annales de l’Institut d’Études occitanes, n° 13, janvier
1953
« La question provençale. Lettre à Charles Mauron », Bulletin pédagogique de l’Institut d’Études
occitanes, juin 1953.
Mistral ou l’illusion, Plon, 1954, rééd. remaniée Vent Terral, 1980.
Comptes rendus par E. Bourciez, Revue des Langues romanes, T. 12, p. 118 ; Charles Camproux, Òc,
195, hiver 1955, p. 42-45.
« À propos d’un centenaire. Du nouveau sur le Félibrige », Combat, 14 juin 1954.
« Provença. Bello frucho madalenenco », Òc n° 195, hiver 1955, p. 32-36.
« Mireille », « Chronologie Mistralienne », Europe, dossier « Mistral. Mireille », n° 360, avril 1959, p. 3
et p. 46-54.
« Mireille : un moment de la conscience occitane », Le Méridional, 1er février 1959.
« Mireille : un siècle de Provence », Les Lettres françaises, 26 février 1959
« La Mirèio de Jean Deschamps », Les Lettres françaises, 4 août 1960.
« Opinions sur l’Escola d’Avinhon », Òc, 222, octobre-décembre 1961, p. 13-28.
Voir notamment Philippe Martel, « Les « poueto prouvencau de vuei », sur l'autre rive », in Philippe Gardy et Marie-Jeanne
Verny, éd. : Max Rouquette et le renouveau de la poésie occitane : la poésie d’oc dans le concert des écritures poétiques
européennes, 1930-1960. PULM, collection « ‘Etudes occitanes », 2010.
35
Nous utilisons ici la précieuse bibliographie établie par François Pic et publiée dans Robert Lafont, le roman de la langue, actes
du colloque des 12, 13 et 14 mai 2000, réunis par D. Julien, F. Pic, C. Torreilles, CELO / William Blake & Co, 2005, p. 253 et
suivantes. Nous manquons de temps pour vérifier le contenu de nombreux articles et chroniques dont seuls sont indiqués la
date et le support de publication, sans que soit précisé le contenu. Gageons qu’une recherche attentive y trouverait d’autres
contributions de Lafont à la critique mistralienne. Il serait de même indispensable de faire le relevé des extraits de sens ouvrages
sur l’histoire littéraire d’oc abordant la question. L’ensemble montrerait le caractère considérable de cette contribution.
�-
« Mistral et l’aliénation occitane », Feuillets documentaires régionaux, n° 3, Institut pédagogique,
Marseille, 1965.
« Mistral et le mythe des "cours d’amour" », Actes du 7ème congrès de la société française de
littérature comparée, paris, Didier, 1967, p. 185-196.
« Mirèlha coma Arcàdia », Actes du 6ème congrès de langue et littérature d’oc, Montpellier, Centre
d’Études Occitanes, 1971, p. 143-157. 143-157.
Notices « Le Félibrige » et « Mistral », Histoire littéraire de la France, Éditeurs français réunis, 1977, p.
322-330.
Notice « Frédéric Mistral », Les grands écrivains du monde. Le romantisme, Paris, Nathan, 1978.
« Année Mistral », L’Élan d’Occitanie et de Catalogne, oct. 1980.
« Mistral danés », Zaliv, 1982, p. 1-4.
« Poésie mistralienne, rite païen et Camargue », Corrida, 22, février 1983
Autour de Mistral ou l’illusion
1- Max Allier : « Le Nîmois Robert Lafont nous offre un essai sur Mistral qui fera date dans la critique
mistralienne », La Marseillaise, 8-3-53.
2- Charles Mauron, « La Provence visée au cœur », successivement publié dans
- Le Provençal, 27 et 28 octobre 1954,
- Marsyas, n° 315, novembre 1954,
- plaquette éditée par L’escolo dis Aupiho (St-Rémy de Provence, 4ème trim. 1954)
- Repris dans Charles Mauron, Études mistraliennes / estùdi mistralen et autres recherches psychocritiques,
Saint-Rémy-de-Provence, 1989.
3- Sully-André Peyre, « Mistral sans fin », Marsyas, n° 315, novembre 1954
4- Pierre Julian, « L’invasion occitane en Provence », L’accent, Noël 54,
5- Dr. Poucel, « Du Capitole à la Roche Tarpeienne – À propos d’un livre tendant à diminuer Frédéric
Mistral », Le Méridional-La France, édition d’Avignon, 24-07-55.
6- Pierre Lagarde, recension des numéros 314 et 315 de Marsyas, Òc 195, (hiver 1955), pp 46-47.
7- Charles Camproux, recension de Mistral ou l’illusion, Òc 195, (hiver 1955), p. 42-45
8- E. Bourciez, recension de Mistral ou l’illusion, Revue des Langues romanes, 72, p. 118.
�
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Mistral ou l'illusion (1954) de Robert Lafont : genèse et réception / Marie-Jeanne Verny, Univ Paul Valéry Montpellier 3, LLACS, EA 4582, F34000, Montpellier, France
Alternative Title
An alternative name for the resource. The distinction between titles and alternative titles is application-specific.
Mistral ou l’illusion de Robert Lafont (Plon, 1954)
Mistral ou l’illusion de Robert Lafont (Plon, 1954)
Subject
The topic of the resource
Lafont, Robert (1923-2009) -- Critique et interprétation
Lafont, Robert (1923-2009). Mistral ou l'illusion
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Verny, Marie-Jeanne
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
2019
Date Issued
Date of formal issuance (e.g., publication) of the resource.
2019-03-20 SG
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Marie-Jeanne Verny
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Relation
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Format
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1 vol. (23 p.)
Language
A language of the resource
fre
Type
The nature or genre of the resource
Text
texte électronique
Bibliographic Citation
A bibliographic reference for the resource. Recommended practice is to include sufficient bibliographic detail to identify the resource as unambiguously as possible.
Première publication : <br />VERNY, Marie-Jeanne. <strong>Mistral ou l'illusion (1954) de Robert Lafont : genèse et réception.</strong> In ASSOCIATION INTERNATIONALE D'ETUDES OCCITANES. Congrès (10 ; 2011 ; Béziers) <em>Los que fan viure e treslusir l'occitan</em>. Limoges : Lambert-Lucas, 2014, p. 61-74
Temporal Coverage
Temporal characteristics of the resource.
19..
Publisher
An entity responsible for making the resource available
CIRDÒC-Mediatèca occitana (Béziers)
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
https://occitanica.eu/items/show/20896
Abstract
A summary of the resource.
Dans cet article, Marie-Jeanne Verny (Université Paul-Valéry de Montpellier) revient sur un essai qui marqua durablement une relecture de l’œuvre de Mistral et qui sera fondateur de plus d’une division au sein des différents mouvements. Ces derniers ont tous entretenu un rapport complexe à la figure du « grand ancêtre » de la reconquête d’oc, Frédéric Mistral.
Source
A related resource from which the described resource is derived
Mediatèca occitana, CIRDOC-Béziers
Occitanica
Jeu de métadonnées internes a Occitanica
Contributeur
Le contributeur à Occitanica
LLACS Univ MTP 3
Type de Document
Le type dans la typologie Occitanica
Article scientifique
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Campus
Catégorie
La catégorie dans la typologie Occitanica
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