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Pour une anthropologie occitane
PROPOSITIONS POUR LA DÉCOLONISATION
DE L'ANTHROPOLOGIE (1)
R
au préalable que nous n'employons
d'anthropologie dans son sens restrictif, mais
dans son acception large d'anthropologie générale,
laquelle viennent se fondre toutes les disciplines qui
pour objet d'étude.
EMARQUONS
pas le terme
au contraire
science dans
ont l'homme
L'examen du statut de l'anthropologie en domaine européen
occidental nous conduit à soulever et à tenter de résoudre cinq
problèmes fondamentaux : a) celui des fondements scientifiques
d'une anthropologie occitane ; b) celui d'une critique objective
de l'anthropologie contemporaine (à la lumière de l'histoire) ;
c) celui de la définition des grandes caractéi-istiques de la pratique
anthropologique critique ; d) celui de l'analyse de quelques
concepts de la poésie occitaniste ; e) enfin, celui de l'inventaire
de tâches concrètes à réaliser dans les meilleurs délais.
FONDEMENTS D'UNE ANTHROPOLOGIE OCCITANE
La lecture des monographies modernes et/ ou de leurs préfaces
nous révèle deux des règles implicites ou explicites de la scientificité dans le domaine de l'anthropologie : a) la recherche et les
résultats d'une anthropologie sont influencés par la position du
chercheur dans la société (lui-même surdéterminé par l'organisation sociale de la recherche scientifique) ; b) la vérité objective
de toute recherche est indissolublement liée à la « distance >> qui
sépare le chercheur de son objet d'étude.
71
�Ces deux facteurs érigés en principe condamnent toute tentative anthropologique d'un chercheur sur sa propre société.
Essayons alors d'aborder le problème différemment et proposons
avec I. Wallenstein de substituer au couple distorsion/ objectivité
qui détermine toute recherche, l'idée d'un continuum d'affirmations scientifiques plus ou moins vraies, formulées et à formuler
par les communautés scientifiques du monde. Cette nouvelle définition présente l'avantage de mettre en évidence la relation,
généralement passée sous silence, qui unit science et pouvoir.
Toute pratique scientifique relève, en effet, d'une structure idéologique, politique, économique ... ; la possibilité même d'une recherche est donc étroitement liée à la répartition sociale et géographique de la recherche anthropologique dans le monde - il
est bien connu qu'à la différence des Etats-Unis, le Tiers-Monde,
par exemple, n'a que peu de chercheurs en anthropologie.
Prenons l'exemple de pays de minorités colonisées ; on peut
y observer deux types d'attitudes : - le propre de l'aliénation
cultuelle étant l'imitation, les élites locales auront tendance à
reprendre à leur compte les modèles théoriques élaborés ailleurs,
ou n'auront d'autre ressource, à la suite de la fuite de leurs cc cerveaux», devant l'impérialisme scientifique, que celle d'accroître,
ce faisant, la ditsorsion entre les faits et la théorie.
Au contraire, si le processus de décolonisation culturelle est
amorcé ,on assistera à une mise en cause des tentatives de généralisations scientifiques de type impérialiste, c'est-à-dire à une entique de la distorsion.
L'émergence de communautés scientifiques nombreuses et florissantes apparaît donc comme la voie nécessaire à la réduction de
toute distorsion pour l'avenir de la théorie sociale, comme le
réclament I. Wallenstein et A. Abdel-Malek. Dans ce but, il faut :
a) considérer comme une nécessité scientifique le développement
de l'anthropologie à l'échelle de toute unité politique, ethnique,
sociale et en tous lieux exprimant les variations du système social ;
b) enrayer la fuite des cc cerveaux » ; c) contribuer à changer
l'ordre politique et économique international, car le développement mondial de l'anthropologie est lié au développement économique.
Il reste que cette conviction doit se traduire au niveau de
chaque anthropologue par l'engagement politique effectif de celui-
72
�ci. « S'il est exact, avance I. Wallenstein, qu'une des conditions
nécessaires au développement de démonstrations plus adéquates
dans les sciences humaines dépend d'un~ certaine organisation
sociale de l'effort scientifique et s'il est exact que l'organisation
sociale requise. (un ensemble de communautés scientifiques enracinées chacune dans une économie politique relativement développée, la somme de ces communautés étant géographiquement et
culturellement étendue) ne peut être que le résultat d'un véritable
changement politique, alors il s'ensuit que les [anthropologues]
doivent consacrer au moins une partie de leurs énergies à la réalisation de cette condition préalable et nécessaire au développement
de l'objectivité de leur discipline». (Wallenstein, p. 48).
C'est cette première étape du processus de décolonisation de
l'anthropologie qui en fonde et ouvre, à la fois, l'étude critique.
CRITIQUE DE L'ANTHROPOLOGIE
L'affirmation courante qui tend à dénigrer toute recherche
anthropologique s'appuie sur la constatation objective de ses liens
avec le colonialisme et l'impérialisme - à l'heure actuelle et pour
notre propos, il serait plus exact de parler de néo-colonialisme
comme l'ont montré R. Jaulin et J. Copans dans leur analyse du
marché de l'anthropologie française.
Si cette collusion apparaît en toute clarté dans le cas du TiersMonde, elle est généralement occultée pour ce qui est de la France,
par des siècles d'aliénation.
Il reste que le processus de décolonisation entamé par les
élites occitanes permet le surgissement d'une culture dite morte et
offre l'occasion, devant la pluralité et la diversité nouvelles de
notre société inégalitaire et d'exploitation, d'une critique objective de l'anthropologie.
Rappelons d'abord quelques-unes des positions confuses vis-avis de l'anthropologie - elle porte en France le nom de sociologie rurale, ethnologie, ethnographie, folkloristique - qui circulent dans l'intelligentsia occitane ; elles oscillent entre une sousvalorisation et une surestimation. Les attitudes qui relèvent de la
péjoration prennent les formes : a) d'une réaction tardive contre
73
�la colonisation : l'anthropologie est assoc1ee à l'appareil colonial
quand le chercheur ne pose pas son problème en termes de colonisation économique ou lorsqu'on déplore l'absence de chercheurs
indigènes par suite de la colonisation scientifique ; b) d'une estimation tendancieuse de l'évolution socio-économique : l'anthropologie passe pour « fossilisante » et même pour un obstacle au changement en général quand un chercheur s'attarde à étudier davantage le passé d'une société plutôt que le changement social ;
c) d'un comportement veritablement passionnel : l'anthropologie
n'a pour but scientifique que la mise en évidence de l'altérité, de
l'exotisme. A l'opposé, la valorisation de l'anthropologie conduit
à lui assigner comme tâche l'exaltation des valeurs originales de
la civilisation, valeurs ignorées ou folklorisées par la nation colonisatrice. Un passé spécifique est reconstruit qui reçoit une adhésion
générale immédiate. Il s'ensuit que le sentiment d'infériorité de
}.?occitan est enfoui sous un sentiment nouveau de supériorité et / ou
de frustration.
A côté de cela on observe aujourd'hui que la contestation de
l'anthropologie hexagonale est reliée, d'une part, à l'émergence du
nationalisme ou plutôt, comme le suggère A. Abdel-Malek du
« nationalitarisme JJ, c'est-à-dire pour nous du souci de reconnaître et revaloriser le passé et la culture occitanes, et d'autre part
au développement d'une anthropologie de l' intérieur menée par
des chercheurs indigènes.
Les points d'impact de cette contestation de l'approche anthropologique comme . expression de !'ethnocentrisme hexagonal s'appliquent
a) au niveau de l'espace occitan qui est construit de
l'extérieur par un regard détaché et neutre ; b) plus près de nous
à l'industrialisation, la touristification du domaine occitan, à la
modernisation du milieu rural (évolution des structures foncières,
de la pratique agricole, etc ... ), masques du colonialisme qui mettent entre parenthèses leur aspect politique, la domination et la
forme prise par la modernisation, c'est-à-dire l'exploitation.
Il est clair que le refus de l'anthropologie coloniale hexagonale et la promotion d'une anthropologie indigène passent pour
une distribution nouvelle du savoir et une conception nouvelle du
savoir des sociétés. Par ailleurs, cette prise de conscience a inévitablement pour corollaire, comme nous le mentionnerons plus loin,
le développement d'une culture nationale.
74
�On peut donc proposer avec G. Leclerc un nouvel objectif à
l'anthropologie : penser à la fois l'unité et la diversité dans le
cadre d'une théorie historique qui éviterait le piège des typologies
« dualistes JJ où s'enferment : a) la théorie de la folk society décrivant les éléments archaïques indigènes comme des survivances
ou des marginalités à côté du monde moderne et b) la théorie qui
les impute au colonialisme, celui-ci sécrétant ces secteurs alors
qu'il en moderniserait d'autres.
A ce point de l'analyse, on constatera qu'il reste encore beaucoup à faire. Comme G. Leclerc, nous croyons qu'« il y a une perception du monde à repenser pour que l'Occident cesse d'aller le visiter dans le tourisme des "plages ensoleillées" ... et "l'aider" dans
le néo-colonialisme qui "respecte les spécificités culturelles, pourvu
que les rendements soient bons et que subsiste la division inégale
du travail international".>> (Leclerc, pp. 212-213).
Comme certains, il ne faut pas que la dénonciation de la relation historique unissant anthropologie, colonialisme et impérialisme et qui, conséquemment, a affecté aussi bien méthodes, théories,
écoles qu'objets d'étude et d'observation, nous amène à conclure
que l'anthropologie a été et est au service de l'impérialisme.
Au contraire, c'est dans ce cadre - et à quel prix ! - qu'ont
été initiées des recherches critiques sur le système colonial, la domination impérialiste, etc ... , et qu'on ·voit apparaître des spécialistes intransigeants et radicaux pourvus d'une conception critique
de la raison et de la science.
LA PRATIQUE ANTHROPOLOGIQUE CRITIQUE
Les caractéristiques de la pratique anthropologique critique
consistent essentiellement en la maîtrise, totale si possible, par le
chercheur des stades principaux de la recherche, à savoir : celui
de la sélection et de la préparation du projet, celui de la documentation (2), celui de la diffusion des résultats et enfin, celui de
l'application à une situation de ces résultats. On sait que, généralement, le spécialiste n'échappe pas notamment à la séquence :
recherche-publication-enseignement de l'exercice scientifique universitaire.
75
�Dans l'analyse d'une unité sociale, généralement de petite
taille, l'anthropologue radicalisera son étude, s'il pose le problème
en termes de société globale. Il ne s'agira pas d'affirmer l'existence
d'une société locale prise dans une société englobante mais de
mettre à nu les rouages qui les relient : types de relatio~s, conflits,
etc ... Le champ de recherche privilégié sera donc l'étude du système de domination lui-même, des mécanismes grâce auxquels les
élites s'insèrent dans la structure générale.
Pendant la recherche, le dialogue avec l'informateur prend
souvent la forme d'une interview à sens unique d'un objet B par
un sujet A. Comme le conseille vivement P. Freire, l'objet doit
aussi devenir sujet et le dialogue déboucher sur un processus d'apprentissage mutuel ayant pour terme la modification éventuelle de
l'activité scientifique.
Une autre tâche élémentaire de l'anthropologue est la diffusion de l'information établie. Il fera connaître aux informateurs les
résultats de la recherche ; pour cela il viendra à la nécessité de la
vulgarisation pour une plus grande divulgation du savoir et un
échange de vues avec les usages potentiels. Et, comme le recommandent les anthropologues. d'Amérique latine, il intéressera les
organisations paysannes aux études sur les ruraux, dépouillera à
l'intention des révolutionnaires les dossiers sur les mouvements
sociaux, les révoltes populaires, etc ...
Les buts de sa démache seront, entre autres, de tester dans
l'échange - l'objet devenant sujet - et la pratique, la validité de
(des) théories anthropologiques. Peu, vraisemblablement, résisteraient à cette confrontation.
La plupart des types d·' études anthropologiques menées en domaine européen occidental, échappent rarement à l'approche
- explicite ou implicite - paternaliste, coloniale dans leur analyse
de la société. En privilégiant abusivement à grand renfort d'arguments méthodologiques un niveau de la réalité, le chercheur se
coupe volontairement ou non des autres strates sociales dans
lesquelles le phénomène est impliqué.
Certaines questions méthodologiques et théoriques que pose
R. Stavenhagen demeurent pertinentes pour ce problème sur le
terrain français, par exemple : « Combien d'études a-t-on faites
des élites politiques et des processus de décision ? du fonctionne-
76
�ment des bureaucraties ? des entrepreneurs (non seulement en tant
qu'innovateurs ou modernisateurs. mais comme formant des groupes d'intérêts politiques et économiques) ? ... Lorsqu'on étudie les
villages paysans, portons-nous suffisamment d'attention au fonctionnement des systèmes du marché national?... Lorsqu'on se
tourne vers le migrant rural pris dans un processus d'industrialisation, sommes-nous suffisamment conscients du rôle et de la
fonction des entreprises multi-nationales dans la définition des niveaux d'investissement et des possibilités technologiques et d'emploi?» (Stavenhagen, p. 2371).
Pour le chercheur conscient que le statut du savoir, c'est d'être
un élément du pouvoir économique, social, politique, sa contribution personnelle à l'accumulation du savoir l'amènera à choisir
entre deux voies. Il ne penchera pas pour celle : a) de l'aliénation
scientifique qui consiste à produire de l'information sans veiller
à son utilisation, ni pour celle b) de l'aliénation politique, c'està-dire produire un savoir en accord avec les interprétations ambiantes, mais pour c) l'exploration de nouvelles voies théoriques
qui, d'une part, critiquent les vérités locales et d'autre part, promeuvent un nouveau partage du savoir. Est-il nécessaire de rappeler que ce chemin est de très loin celui qui est le plus souvent
semé d'embûches ?
Si donc, l'accumulation du savoir a nécessairement deux conséquences : a) le maintien des structures existantes ; b) le développement d'une conscience critique, le rôle de l'anthropologue critique, c'est d'effectuer une « observation militante, c'est-à-dire
(avoir] un rôle de militant et d'observateur» (Stavenhagen,
p. 2374), qui réalise dans la pratique d'un individu la synthèse
entre l'action et la recherche.
Venons-en à l'examen du stade de la recherche où un chercheur applique des résultats à une situation, c'est le niveau de l'engagement direct. L'anthropologie appliquée n'a pas en France un
statut officiel, comme aux Etats-Unis par exemple. Cependant, des
cas d'utilisation de travaux scientifiques par un gouvernement, un
parti politique, voire un mouvement révolutionnaire, ont été plusieurs fois attestés. Les livres blancs réalisés dans le cadre de
l'aménagement du teritoire renferment à l'instar du fameux projet
« camelot», sans toutefois en partager, en principe, l'extrême
violence, les mêmes traits fondamentaux : - grande naïveté des
77
�chercheurs à propos des réalités politiques, - soum1ss10n devant
le système de domination, - tiédeur du jugement critique. En sens
inverse, l'ouvrage du chercheur indigène travaillant sur sa propre
société dans l'intention profonde de changer la situation de son
peuple, va déboucher dans la phase de réalisation de son analyse,
sur l'incompréhension, voire l'hostilité générale. En désespoir de
cause, ou bien il abandonnera l'anthropologie, ou bien il tentera
d'apporter des changements de type réformiste au système. Ici,
plus qu'ailleurs, se fait sentir la nécessité d'une dé-élitisation du
savoir théorique et pratique.
Pour expliciter la pratique anthropologique cnt1que, prenons
un exemple à la fois précis et de portée générale. Les analystes de
la société rurale ocitane sont généralement d'accord pour y reconnaître la coexistence et/ ou le choc culturel de deux civilisations :
la civilisation traditionnelle et les formes de civilisation industrielle et urbaine contemporaine d'une part, et la présence d'une
importante population déchirée entre deux styles de vie et de
pensée, incapable ou refusant d'opter pour l'une comme pour
l'autre, d'autre part. Il y a là pour l'anthropologie traditionnelle
un (des) cas d'inadaptation, d'acculturation, d'intégration des populations rurales au milieu industriel urbain. Pour nous, une telle
situation appelle une interrogation du chercheur
a)« Est-ce le
rôle de l'anthropologue d'accélérer la disparition des cultures
paysannes ? b) de leur imposer les valeurs urbaines des classes
moyennes d'une société bourgeoise compétitive et destructive ?
c) de sanctionner au moyen d'une politique officielle la prolétarisation ou la marginalisation accélérée des populations ? d) de
consolider, grâce à son action, des formes plus nouvelles et peut.
être plus inhumaines d'exploitation économique ? » (Stavenhagen,
p. 2385). La réponse ne peut être que celle-ci
le chercheur engagé « se doit de soulever les problèmes, de poser des questions
embarrassantes, de mener les critiques à leur terme, de créer de
nouveaux modèles. Et s'il le peut, d'engager l'action nécessaire i>
(Stavenhagen, p. 2386).
Examinons maintenant quelques concepts qui ont une place
importante dans la pensée sociale d'états ou de minorités colonisés.
***
78
�DE QUELQUES CONCEPTS DE LA PENSÉE OCCITANIS TE
L'idéologie ocitaniste a, de tout temps, insisté sur deux caractères : a) le folklore comme catégorie culturelle essentielle dans
la recherche de l'identité ; b) la cc personnalité » ou << originalité
culturelle », à la fois comme trait humaniste et supra-régional, panoccitan, expression des valeurs de la culture traditionnelle.
On oppelle folklore, disons-nous avec M. Leiris, « ce qui,
dans une société est non seulement transmis de génération en génération, mais représente à l'intérieur de sa culture un ensemble
de savoirs, de dires et de façons de faire qui ont essentiellement
une valeur de legs ancestral, autrement dit : les éléments traditionnels par excellence>> (Leiris, p. 68). Rappelons que la notion
de folklore est : a) toujours labile, les éléments qui la constituent
sont, soit acceptés inconditionnellement comme patrimoine spécifique, soit acceptés mais << distanciés >> ; b) constitue un champ
étroit - bien que difficile à circonscrire - dans l'ensemble de la
culture traditionnelle qui elle, se présente comme la dépositaire
de l'héritage culturel dans sa totalité.
On entend souvent dire que les faits sociaux qui entrent dans
le cadre du folklore sont repérables selon des critères vanes
comme : 9) la vétusté qui traduit leur décalage par rapport à la
réalité. Les faits sont perceptibles d'un milieu à l'autre - urbain/
rural - d'une classe à l'autre - agriculteur / paysan; b) l'intérêt
touristique : ils sont représentatifs, typiques généralement au sens
épinalien du terme pour celui qui est extérieur au groupe ;
c) l'authenticité : notion complexe intégrant à la fois archaïsme,
originalité et naïveté. On considère, toujours de l'extérieur,
comme authentiques des éléments folkloriques comme la danse, le
chant qui, en fait, n'ont qu'une place relative dans la société traditionnelle ou qui, bien évidemment, ne constituent que la particularité la plus apparente du groupe ; d) la spécificité : certains
traits du folklore seront reconnus comme régionaux ou nationaux
et donc protégés et entretenus parce que l'on considère qu'ils ont
ou pourraient avoir sur l'extérieur un impact remarquable ; e) le
79
�caractère populaire : ces éléments appartiennent, en principe, aux
classes défavorisées et parce qu'anonymes demeurent leur propriété
collective.
Le folklore, comme signe distinctif inaliénable, a tendance à
être mis en valeur dans les pays où les minorités en voie d'élaboration d'une culture nationale, pour plusieurs raisons, soit qu'il
puisse accompagner avec ses moyens propres (chants, spectacles ... )
la lutte de libération nationale, comme l'a montré F . Fanon à propos de l'Algérie, soit qu'il devienne le ferment d'une prise de
conscience culturelle collective suscitant la constitution d'un art
et d'une littérature révolutionnaire par exemple. Inversement, le
folklore comme « vignette » d'une minonte se présente aussi
comme le cadre étroit dans lequel la nation colonisatrice, canalise
et fige ce qui pourrait constituer un embryon de culture nationale.
Ceci dit, le problème qui est posé hic et nunc, c'est de savoir
s'il faut ou non s'efforcer de maintenir sous forme de folklore ou
préserver le folklore de la culture traditionnelle occitane en voie
de disparition rapide, surtout depuis le premier quart du xx•
siècle.
Les raisons qui conduisent à une réponse affirmative peuvent
être résumées ainsi : devant l'impérialisme culturel occidental et
et sa variante hexagonale, contre l'uniformisation par l'industrialisation avancée, la standardisation des objets, la déshumanisation
des milieux sociaux et écologiques, il faut veiller à produire des
« différences » compensatoires. Le folklore occitan pourrait représent~r un champ à privilégier. Paradoxalement, il y a tout autant
de raisons qui nous amènent à penser qu'une telle tentative serait
inutile. En effet, a) le folklore ne constitue-t-il pas la partie de
la culture traditionnelle la plus externe, la moins cruciale donc,
pour la vie de la société ; b) par ailleurs, l'esprit de maintenance
ne conduit-il pas à l'artificialité, à l' académisme en promouvant
une forme vide d'un contenu vivant? ; c) une telle démarche ne
se confond-elle pas avec les initiatives de touristification de l'espace occitan ? ; d) enfin, ne serait-ce pas pour le colonisateur
comme pour le colonisé un argument de démobilisation par rapport à des revendications et/ ou des changements radicaux ?
Faut-il conclure avec M. Leiris que « ce qu'on croit devoir
protéger parce que menacé (estime-ton) de disparaître à brève
échéance, est souvent ce qui en vaut le moins la peine, parce que
80
�représentant le plus précaire, le moins profondément ancré, le
plus dépendant des changements de contexte - bref, le plus circonstanciel» (Leiris, p. 75) et laisser là le problème que pose le
développement culturel. Si l'on doit agir, c'est plutôt en s'attachant à respecter non « la lettre mais l'esprit - soit en donnant
au contenu la primauté sur le contentant» (Leiris, p. 76), c'est-àdire en favorisant l'adaptation et le jeu de cette « fonction au
second degré, ce pouvoir d'intégration que possèdent certains éléments du folklore. L'exemple du yoga dépouillé du rituel religieux
et largement diffusé en Occident illustre l'intérêt d'une telle tentative». C'est à l'anthropologie d'évaluer les coûts et de proposer
des aménagements pour aider l'insertion (d'un) d'éléments traditionnels dans la nouvelle culture en train de s'édifier. Le cas célèbre de la Chine rationalisant l'acupuncture est de nature à susciter
l'extension des études anthropologiques au détriment du cc folklorisme » d'amateurs !
Tout cc intérêt » pour le folklore . est, nous semble-t-il, à la
merci d'un double danger, celui du dirigisme dans la maintenance
comme dans l'adaptation qui bride la spontanéité et produit de
l'artificiel. C'est en toute sécurité, par contre, que l'on favorisera
l'insertion dans la culture de tout élément qui présenterait des
dispositions adéquates ou qui lui serait utile, de même que l'on
fera appel à une pratique de type traditionnel pour le profit d'une
nouveauté technique. M. Leiris nous donne l'exemple des zafras
cubaines. Quant au folklore proprement dit, on s'en désintéressera, mais on ne contribuera pas à le tuer cc ni en lui portant
atteinte directement (sous prétexte qu'étant un résidu archaïque,
il est nécessairement contre-révolutionnaire), ni en l'emmaillotant
de soins qui le momifient JJ (Leiris, p. 78).
Un deuxième concept à éclaircir, étroitement lié à la notion
de folklore, est celui d'« originalité culturelle JJ. Ce concept, très
pratiqué par les idéologues occitanistes contient, à y regarder de
près, deux propositions : la première, explicite, renferme l'idée
que cc les membres d'une communauté donnée ... sont au même titre
les véhicules de certaines valeurs traditionnelles et d'éléments de
culture qui les intègrent dans un même tout et créent à partir
d'eux un organisme vivant qui se manifeste dans différents domaines de la vie intérieure et en rapport avec le reste du monde JJ
(Erassov, p. 123) ; la deuxième, latente, affirme la tendance radicalement humaniste de la culture traditionnelle occitane - notion
81
�souvent empreinte de rusticophilie - trait qui l'oppose irréductiblement à la culture économique de type occidental.
Ainsi, la réalité sociale contemporaine, produit du développe·
ment techno-économique, prise sous ses formes diverses : urbanisation (6), réseaux des mass-media, institutions scientifiques, etc ... ,
suscite deux types de lecture : a) ces éléments n'appartiennent pas
à la vie sociale ; b) ces éléments sont entourés d'un contexte
d'originalité. Dans le premier cas, on a tendance à passer la réalité
sous silence ; dans le deuxième, à insister sur et idéaliser les
conflits sociaux comme marque de rejet. De façon voisine, l'attitude vis-à-vis de la science est souvent formulée en termes extrémistes : a) la science est l'apanage de l'Occident ; b) les problèmes locaux sont incompréhensibles aux non-indigènes. Quant à la
notion d'originalité elle-même, elle s'appuie, semble-t-il, sur une
solidarité qui est l'expression d'un ensemble de traits comme l'espace, le milieu, la langue, les arts, les croyances, l'histoire, les
coutumes, les structures mentales. On objectera qu'à l'heure actuelle, les brassages de population, l'uniformisation progressive des
caractères artistiques et linguistiques, etc ... , font que la définition
d'une essence nationale en termes logiques est problématique et
qu'elle réside en fait dans un désir partagé de vie commune.
L'ambiguïté du concept de « personnalité culturelle» reçoit
quelque éclaircissement s'il est pensé dans ses rapports avec ses
promoteurs. Il est apparu historiquement après une longue périod<:!
de francisation - assimilation de la culture de la nation colonisatrice - qui a affecté essentiellement les classes cultivées de la
société occitane. Celles-ci pour surmonter leur sentiment d'inadap·
tation à la culture hexagonale, malaise provoqué par la rupture
avec leurs origines sociales, sont à la recherche, dans leur « retour
aux sources » d'un terrain commun avec le peuple. Si donc l'idée
de c< personnalité culturelle » permet aux couches éduquées de
surmonter leur division - passivité, imitation - , dans le même
temps, elles y retrouvent un moyen de dialoguer avec la culture
c< française » et/ ou occidentale. En effet, les formes intellectuelles
que prend cette notion sont la plupart du temps adaptées à la
compréhension de la nation colonisatrice. On voit bien que la culture populaire cc n'est pas perçue par l'élite dans son sens social
réel, mais comme un système conventionnel d'images et de symboles utilisés à des fins diverses» (Erassov, p. 133) notamment
82
�pour s'affirmer en tant qu'intelligentsia dans une attitude antifrançaise.
On retiendra que si l'affirmation d'un esprit national a pour
avantages d'éviter l'inadaptation et la désintégartion sociale des
masses, la popularisation de la notion de « personnalité culturelle » ne saurait se confondre selon nous, a) avec l'apologie de
l'histoire, de la langue, des traditions « spécifiquement» occitanes
qui, alors qu'elle renforce la cohérence sociale, risque de déboucher sur un nivellement des individus et de la créativité et de
s'épancher dans un nationalisme particulariste ; mais plutôt :
b) avec la mise en valeur de ressources nationales en impulsant
recherche et créativité pour une culture nationale et vers une
<< culture intégrale, synthétisant toutes les acquisitions humaines »
(Leiris, p. 144).
Ces deux concepts de folklore et de « personnalité culturelle>>,
flous et multiformes, nécessiteraient une situation précise dans leur
contexte propre pour une éventuelle praxis, car ils nous apparaissent extrêmement dangereux à manier.
TACHES CONCRÈTES URGENTES
Avant de parvenir au terme de nos propos1tions, il reste à
définir les lignes de force des tâches futures (de) des organismes
occitans d'intervention. C'est le niveau culturel, d'un intérêt particulier, qui retiendra ici notre attention.
On peut penser qu'un vaste programme de recherche lancé à
l'échelle pan-occitane aurait de grandes chances de motiver le plus
grand nombre et freinerait, entre autres choses, la fuite des « cerveaux». Ce programme anthropologique aurait pour but :
a) d'effectuer la prospection détaillée des ressources du domaine occitan;
b) d'inventorier - de l'intérieur comme de l'extérieur afin
d'éviter à la fois le nationalisme et !'ethnocentrisme impérialiste la production culturelle des individus en société ;
c) de promouvoir dans tous les lieux de socialisation - école,
église, administration - l'intérêt de l'anthropologie indigène ;
83
�d) de développer recherche et création dans les domaines artistiques et littéraires sous la forme d'une expérimentation généralisée, en évitant aussi bien d'imiter servilement l'extérieur que
d'atteindre à la dimension nationale propre uniquement sur la base
des modèles traditionnels.
Ce schéma de programme, partie ou tout, ne sera mené à bien
qu"à partir de structures d'accueil existantes et grâce à la coopération des non-spécialistes. Aussi notre expérience nous conduit à
suggérer la création prochaine d'un vaste réseau - à la manière
des quadrillages des Atlas linguistiques et ethnographiques - d'informateurs et d'enquêteurs potentiels, à l'échelle pan-occitane. La
format10n anthropologique de · hase de ces collaborateurs pourrait
être administrée, dans ce cas précis ,au cours de stages et les premières recherches de masse initiées dès l'année 1972-1973.
Daniel FABRE et Jacques LACROIX.
NOTES
(1) On se reportera utilement pour situer le présent travail dans son
contexte autobiographique, à notre ouvrage : D. Fabre et J. Lacroix, La tradition
orale du conte en Languedoc, étude et docum.ents d'anthropologie, Paris, P.U.F.,
1972, 2 vol., 700 p.
(2) On entend par documentation, la collecte de données existantes et inédit.es, ainsi que la collecte de données de terrain, seul ce dernier point sera
développé.
(3) Nous ne sous-entendons aucunement que les études de M. Crozier sont
dépourvues d'intérêt, au contraire, elles sont, d'un point de vue international,
malheureusement solitaires.
(4) A côté d'autres éléments culturels comme le corpus littéraire • savant.
quand il existe.
(5) Par manque de place, nous ne développerons pas ici la notion de culturE! nationale dans ses fondements et ses rapports avec les luttes de libération ; nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage, La tradition orale ... Op. cit.
(6) Au sens que P. Rambaud donne à ce terme in Société rurale et urbanisation, Paris, Le Seuil, 1969, p. 9.
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dans
85
/es
idéologies
du
Tiers-Monde,
�
Article (Revista)
Articles extraits de revue
Région Administrative
Languedoc-Roussillon
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Title
A name given to the resource
Pour une anthropologie occitane : propositions pour la décolonisation de l'anthropologie / Daniel Fabre et Jacques Lacroix
Alternative Title
An alternative name for the resource. The distinction between titles and alternative titles is application-specific.
Annales de l’Institut d’études occitanes, 1972 : « Pour une anthropologie occitane »
Abstract
A summary of the resource.
Publié dans les Annales de l’Institut d’études occitanes en 1972, ce texte définit les fondements scientifiques d’une anthropologie occitane et dresse un inventaire des tâches à réaliser.
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Fabre, Daniel (1947-2016)
Lacroix, Jacques
Description
An account of the resource
<div style="text-align: justify;">Article publié dans le n° 6 (1972) des <em>Annales de l'Institut d'études occitanes</em>, numéro thématique intitulé « Orientation d'une recherche occitaniste ». C<span style="color: #626262; text-align: justify; background-color: #ffffff;">e texte définit les fondements scientifiques d’une anthropologie occitane et dresse un inventaire des tâches à réaliser.</span></div>
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Institut d'études occitanes (Toulouse)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1972
Date Issued
Date of formal issuance (e.g., publication) of the resource.
2019-06-14 FB
License
A legal document giving official permission to do something with the resource.
Certains droits réservés
Relation
A related resource
Vignette : https://occitanica.eu/files/original/c0d8426136ffffa6bafee34eb6417261.JPG
http://www.sudoc.fr/014061341
Type
The nature or genre of the resource
Text
Temporal Coverage
Temporal characteristics of the resource.
19..
Subject
The topic of the resource
Anthropologie -- Occitanie
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
https://occitanica.eu/items/show/21087
Source
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Mediatèca occitana, CIRDOC-Béziers, A 3
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Type de Document
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