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�Lundi 7 juillet 1851.
JASMIN.
(Troisième volume de ses Poésies.)
(1851.)
Il y a toute une moitié de la France qui rirait si nous avions la
prétention de lui apprendre ce que c'est que Jasmin, et qui nous
répondrait en nous récitant de ses vers et en nous racontant mille traits de
sa vie poétique ; mais il y a une autre moitié de la France, celle du Nord,
qui a besoin, de temps en temps, qu'on lui rappelle ce qui n'est pas sorti
de son sein, ce qui n'est pas habituellement sous ses yeux et ce qui
n'arrive pas directement à ses oreilles. C'est pour cette classe nombreuse
de lecteurs que je voudrais aujourd'hui expliquer, avec plus d'ensemble
que je ne l'ai pu faire autrefois, ce qu'est véritablement Jasmin, le célèbre
poète d'Agen, le poète de ce temps-ci qui a le mieux tenu toutes ses
promesses.
Jasmin, né à Agen vers la fin du dernier siècle, est un homme qui
doit avoir environ cinquante et un ans, mais plein de feu, de sève et de
jeunesse ; à l'œil noir, aux cheveux qui, il y a peu de temps, l'étaient
encore, au teint bruni, à la lèvre ardente, à la physionomie franche,
ouverte, expressive. Né pauvre, de la plus honnête mais de la plus entière
pauvreté, d'une famille où l'on mourait de père en fils à l'hôpital, il a
raconté lui-même les impressions de son enfance dans ses Souvenirs, un
petit poème plein d'esprit, de finesse, d'allégresse et de sensibilité. Jasmin
y laisse voir un des principaux traits de son talent : il a la gaieté sensible,
et, même quand il pleure, on voit rire toujours dans ses larmes un rayon
de soleil. Cependant Jasmin, arrivé à l'âge de gagner sa vie, s'était fait
coiffeur ou barbier, et dans sa boutique proprette, dans son petit salon de
la promenade du Gravier, il chantait selon l'instinct de sa nature, en
usant de cette facilité d'harmonie et de couleur qu'offre à ses enfants
l'heureux patois du Midi. Il rasait bien, il chantait mieux, et peu à peu
chalands et curieux de venir, si bien qu'un peu d'aisance, un petit
ruisselet argentin, comme il dit, le visita, lui le premier de sa race, et qu'il
devint même propriétaire de sa modeste maison. Sous cette première
forme, Jasmin, auteur de jolies romances, de poèmes burlesques ou même
d'odes assez élevées, de ces pièces diverses recueillies et publiées en 1835 à
Agen, sous le titre : Les Papillotes, Jasmin n'était encore qu'un aimable,
gracieux et spirituel poète, fait pour honorer sa ville natale, mais il n'avait
pas conquis le Midi. C'est à partir de 1836 que son talent montra qu'il
�était capable de s'élever à des compositions pures, naturelles, touchantes,
désintéressées : il publia le joli poème intitulé l'Aveugle de Castel-Cuillé,
dans lequel il nous fait assister aux fêtes, aux joies du village, et à la
douleur d'une jeune fille, d'une fiancée que la petite-vérole vient de
rendre aveugle et que son amoureux délaisse pour en épouser une autre.
La douleur de la pauvre abandonnée, son changement de couleur, son
attitude, ses discours, ses projets, le tout encadré dans la fraîcheur du
printemps et dans l'allégresse riante d'alentour, porte un caractère de
nature et de vérité auquel les maîtres seuls savent atteindre. On est tout
surpris, en voyant ce simple tableau, d'être involontairement reporté en
souvenir à d'autres tableaux bien expressifs des anciens, et de Théocrite
par exemple. C'est que la vraie poésie, en puisant aux mêmes sources, se
rencontre et se réfléchit par les mêmes images.
Jasmin, en s'élevant à ce genre de compositions nouvelles, suivait
encore son naturel sans doute, mais il s'était mis à le diriger, à le
perfectionner ; cet homme, qui avait lu peu de livre, avait médité en
lisant à celui du cœur et de la nature, et il entrait dans la voie de l'art
véritable où un travail secret et persévérant préside à ce qui paraîtra le
plus éloquemment facile et le plus heureusement trouvé. En 1834, il
avait été très frappé d'un fait qu'il faut l'entendre raconter lui-même, et
qui décida de sa poétique future. Un incendie éclata de nuit dans Agen.
Un jeune homme, enfant du peuple, bien doué, et d'une demi-éducation,
fut témoin d'une scène déchirante, et, comme Jasmin avec quelques amis
arrivait sur les lieux, l'enfant encore plein d'émotion la leur raconta :
« Je ne l'oublierai jamais, dit Jasmin, il nous fit frémir, il nous fit
pleurer... C'était Corneille, c'était Talma! J'en parlai le lendemain dans
quelques-unes des meilleures maisons d'Agen ; on voulut voir le jeune
homme, on le fit venir, on lui fit raconter le même fait ; mais la fièvre de
l'émotion en lui s'était éteinte, il fut phraseur, maniéré, exagéré ; bref, il
voulut faire et il ne fit pas. Alors je compris que, dans nos moments
d'émotion et de fièvre, parlant et agissant, nous étions tous laconiques et
éloquents, pleins de verve et d'action, vrais poètes enfin lorsque nous n'y
songions pas ; et je compris aussi qu'une Muse pouvait, à force de travail
et de patience, en arriver à être tout cela en y songeant. »
Cette observation si fine et si juste doit servir à expliquer le
procédé de Jasmin dans les divers poèmes qu'il a depuis composés :
l'Aveugle (1835), puis Françounette (1840), Marthe-la-Folle (1844), les
deux Frères Jumeaux (1845), la Semaine d'un Fils (1849). Dans toutes ces
compositions, Jasmin a une idée naturelle, touchante ; c'est une histoire,
ou de son invention, ou empruntée à la tradition d'alentour. Avec sa
facilité improvisatrice, encore aidée des ressources du patois dans lequel il
écrit, Jasmin pourrait courir et compter sur les hasards d'une rencontre
heureuse comme il n'en manque jamais aux gens de verve et de talent :
mais non, il trace son cadre, il dessine son canevas, il met ses personnages
en action, puis il cherche à retrouver toutes leurs pensées, toutes leurs
paroles les plus simples, les plus vives, et à les revêtir du langage le plus
�naïf, le plus fidèle, le plus transparent, d'un langage vrai, éloquent et
sobre, n'oubliez pas ce dernier caractère. Il n'est jamais plus heureux que
lorsqu'il entend et qu'il peut emprunter d'un artisan ou d'un laboureur
un de ces mots qui en valent dix. C'est ainsi que ses poèmes mûrissent
pendant des années avant de se produire au grand jour, selon le précepte
d'Horace que Jasmin a retrouvé à son usage, et c'est ainsi que ce poète du
peuple, écrivant dans un patois populaire et pour des solennités
publiques qui rappellent celles du Moyen Âge et de la Grèce, se trouve
être, en définitive, plus qu'aucun de nos contemporains de l'école
d'Horace que je viens de nommer, de l'école de Théocrite, de celle de
Gray et de tous ces charmants génies studieux qui visent dans chaque
œuvre à la perfection.
Quand je trouve poussée à ce degré chez Jasmin cette théorie du
travail, de la curiosité du style et du soin de la composition, lui qui a
d'ailleurs le jet si prompt et si facile, quel retour douloureux je fais sur
nos richesses poétiques si dissipées par nos grands poètes du jour ! O
Jocelyn ! Jocelyn ! quel délicieux poème vous auriez été, si la nature
prodigue qui vous a conçu avait été capable de vous porter avec cette
patience, de vous élever et de vous mener à bien avec cette sollicitude
maternelle ! Il est vrai qu'un poème comme Jocelyn, exécuté et traité avec
le soin que Jasmin apporte aux siens, coûterait huit ou dix années de la
vie, et l'on n'aurait guère le temps de faire à travers cela une dizaine de
volumes sur les Girondins ou les Jacobins, et une Révolution de Février,
la chose et le livre à la fois, et toute cette série d'improvisations que nous
savons et que nous oublions, ou que nous voudrions oublier.
Cette manière élevée et sobre dont Jasmin conçoit l'art du poète,
il l'a exprimée avec bien de la gentillesse et de l'esprit en une occasion
singulière. Pendant une de ces tournées qu'il fait depuis déjà seize ans
dans le Midi, et qui sont une suite de récitations et d'ovations
continuelles, un poète du département de l'Hérault, un poète en patois,
appelé Peyrottes, potier de son état, et qui s'est fait une certaine
réputation bien après Jasmin, lui envoya, par lettre, un défi Jasmin était
alors de passage à Montpellier :
« Monsieur, lui écrivait Peyrottes (24 décembre 1847), j'ose, dans ma
témérité qui est bien près de la hardiesse (je ne donne pas Peyrottes
comme très fort sur les synonymes)1, vous proposer un défi. Seriez-vous
assez bon pour l'accepter ? Dans le Moyen Âge, les troubadours
n'auraient pas dédaigné la provocation que, dans ma hardiesse, je viens
vous faire.
Je me rendrai à Montpellier aux jour et heure que vous voudrez.
Nous nommerons quatre personnes connues en littérature pour nous
1 M. Peyrottes m'a écrit pour réclamer contre cette bien légère épigramme ; il me dit que l’Écho du Midi, qui a imprimé sa
lettre, a fait ici une bévue dont il n'est pas coupable, et qu'il avait mis ces autres mots : « J'ose dans ma timidité qui est
bien près de l'audace... » Je lui donne acte de son Errata, sans que cela ôte en rien au piquant de l'épisode où il figure, et à
la moralité littéraire que j'en veux tirer.
�donner trois sujets que nous devrons traiter en vingt-quatre heures. Nons
serons enfermés tous les deux. Un factionnaire veillera à la porte. Les
vivres seuls entreront.
Enfant de l'Hérault, je tiens à l'honneur et à la gloire de mon
pays ! Comme, en pareille circonstance, une bonne action est de rigueur,
on fera imprimer les trois sujets donnés, au profit de la Crèche de
Montpellier.
Je voudrais bien entrer en lice avec vous pour la déclamation,
mais un défaut de langue très prononcé me le défend. »
Et un Post-Scriptum de la lettre provocatrice disait :
« Je vous préviens, Monsieur, que je fais distribuer, dès à présent, copie de
cette lettre à diverses personnes de Montpellier. »
Ainsi, voilà Jasmin mis en demeure d'improviser et pris par le
point d'honneur. Va-t-il aller sur le terrain ? Écoutons sa charmante
réponse et la leçon qui s'adresse à d'autres encore qu'au poète potier :
« Monsieur,
Je n'ai reçu qu'avant-hier, veille de mon départ , votre cartel
poétique; mais je dois vous dire que, l'eussé-je reçu en temps plus
opportun, je n'aurais pu l'accepter.
Quoi ! Monsieur, vous proposez à ma muse, qui aime tant le
grand air et sa liberté, de s'enfermer dans une chambre close, gardée par
quatre sentinelles qui ne laisseraient passer que des vivres, et , là, de traiter
trois sujets donnés en vingt-quatre heures!... Trois sujets en vingt-quatre
heures ! vous me faites frémir, Monsieur. Dans le péril où vous voulez
mettre ma muse, je dois vous avouer, en toute humilité, qu'elle est assez
naïve pour s'être éprise du faire antique au point de ne pouvoir m'
accorder que deux ou trois vers par jour. Mes cinq poèmes : l'Aveugle,
Mes Souvenirs, Françounette, Marthe-la-Folle, les Deux Jumeaux, m'ont
coûté douze années de travail, et ils ne font pourtant en tout que deux
mille quatre cents vers.
Les chances, vous le voyez, ne seraient pas égales ; à peine nos
deux muses seraient-elles prisonnières, que la vôtre pourrait bien avoir
terminé sa triple besogne avant que la mienne, pauvrette, eût trouvé sa
première inspiration de commande.
Je n'ose donc pas entrer en lice avec vous : le coursier qui traîne
son char péniblement, mais qui arrive pourtant, ne peut lutter contre la
fougueuse locomotive du chemin de fer. L'art qui produit les vers un à
un ne peut entrer en concurrence avec la fabrique...
Donc, ma muse se déclare d'avance vaincue, et je vous autorise à faire
enregistrer ma déclaration.
J'ai l'honneur, Monsieur, de vous saluer. »
« Jacques Jasmin. »
« P. S. — Maintenant que vous connaissez la muse, en deux
mots connaissez l'homme : J'aime la gloire, mais jamais les succès
d'autrui ne sont venus troubler mon sommeil. »
C'est ainsi que Jasmin répondait à la fois comme un enfant de la
nature, et comme eût fait un élève de Théocrite et d'Horace.
�Il faut en venir à le citer, à le traduire de manière à faire apprécier
de tous quelques-unes de ses qualités propres. Son troisième volume de
Poésies, qui est sur le point de paraître, me fournit maint sujet soit dans
le genre de l'Épître, soit dans celui du Poème. Je prendrai pour exemple,
de préférence, Marthe l'innocente, Marthe l'idiote. C'est un petit poème
dédié à Mme Mennessier-Nodier, en mémoire et en reconnaissance de ce
que Nodier le premier salua et annonça Jasmin de ce côté-ci de la Loire.
Marthe était une pauvre fille qui vécut trente ans dans Agen de la charité
publique, « et que nous autres, petits drôles, dit le poète, nous
tourmentions sans crainte quand elle sortait pour remplir son petit panier
vide. — Pendant trente ans on a vu la pauvre idiote, à notre charité
tendre les mains souvent. Dans Agen on disait, quand elle passait :
Marthe sort, elle doit avoir faim ! On ne savait rien sur elle, et cependant
chacun l'aimait. Seulement les enfants, qui de rien n'ont pitié, qui rient
de tout ce qui est triste, lui criaient : Marthe, un soldat ! et Marthe, qui
avait peur des soldats, fuyait vite. » — Pourquoi fuyait-elle ? C'est ce que
se demande un jour la muse de Jasmin, à une heure de rêverie où l'image
de cette pauvre fille, avec sa grâce de vierge sous les haillons, lui revenait
en pensée, et, après avoir bien quêté de ses nouvelles à travers champs,
s'être bien enquis à travers vignes et pâquerettes, voici ce qu'elle a trouvé :
Un jour, près des bords que la rivière du Lot baise fraîchement de son eau
claire et fine, dans une maisonnette cachée sous les ormes touffus, tandis
qu'à la ville prochaine les jeunes garçons tiraient au sort, une jeune fille
pensait, puis priait Dieu, puis se levait et ne savait tenir en place.
Qu'avait-elle ? Si jeune pourtant, si belle, et d'une beauté si pure et si
délicate entre ses compagnes ! d'où lui viennent ses inquiétudes, ses
pâleurs subites ? Vous le devinez : ce jour-là, son sort se décide avec celui
d'un autre. Quelqu'un entre en cet instant : « c'est Annette, sa voisine ;
au premier coup d'œil on voit bien que dans le cœur celle-là a des
chagrins aussi : un moment après, on devine que le mal dans son cœur
glisse et ne prend pas racine. » Et les deux filles parlent de leurs chagrins,
mais chacune à sa manière. Annette, effrayée de l'inquiétude où elle voit
son amie, dit à Marthe qui l'interroge et qui croyait déjà lire à son front
une nouvelle : « Je n'en sais rien encore ; amie, prends courage ; voici
midi, nous le saurons bientôt. Mais tu trembles comme un jonc ! Il me
fait peur, ton visage ! et si Jacques partait, tu en mourrais peut-être ? « —
« Je n'en sais rien, » répond Marthe avec une simplicité profonde. Annette
la console ; elle se cite en exemple avec une légèreté malicieuse et naïve : «
Tu as tort ! mourir ! que tu es enfant ! J'aime Joseph ; s'il part, je pourrai
m'affliger, je pourrai laisser tomber quelques larmes ; mais va, tout en
l'aimant, je l'attendrai sans mourir. Nul garçon ne meurt pour une fille,
et ils n'ont pas tort ; ce n'est que trop vrai : personne ne perd plus que celui
qui s'en va. » Supposez à ces simples paroles un rythme plein d'aisance et
de douceur. C'est ainsi que Jasmin fait ses dialogues, et qu'il retrouve, à
force de réflexion, la nature toute pure. Pour amuser leur inquiétude et
chasser leurs chagrins tout en s'en occupant, les deux jeunes filles tirent
les cartes. Ce jeu est décrit avec grâce et vivacité. La superstition est
�peinte au naturel. Les deux jeunes filles, l'aimante et la légère, apportent
au jeu un même intérêt de curiosité et d'effroi : « Les deux bouches sont
sans parole ; les quatre yeux riants, effrayés, suivent le mouvement des
doigts. » Tout allait bien, les cartes promettaient, presque tous les piques
étaient dehors, quand, pour dernière carte, la fatale dame de pique tombe
et vient crier : Malheur ! Au même moment le bruit du tambour et des
fifres annonce le retour joyeux des garçons, de ceux qui ont de bons
numéros. Laquelle des deux jeunes filles va reconnaître celui qu'elle
aime ? C'est la légère, la moins éprise, c'est Annette qui reconnaît Joseph
parmi les favorisés. Pour Jacques, il a pris le numéro 5, et il part. Deux
semaines après, Annette, celle qui se serait consolée, est mariée à son
fiancé. Jacques vient prendre congé de Marthe en pleurant. Jacques n'a ni
père ni mère ; il n'a qu'elle au monde à aimer. Il promet, si la guerre
l'épargne, de revenir lui apporter sa vie. Nous ne sommes qu'à la fin du
premier chant, ou, comme on dit, à la première pause.
Le mois de mai est revenu ; le poète le décrit comme tout poète
méridional le saura toujours décrire. Au milieu de la joie de tous et des
chansons, une seule voix bien douce se plaint. C'est celle de Marthe qui
chante cette ravissante complainte, dont voici le premier couplet :
« Les hirondelles sont revenues, je vois mes deux au nid, là-haut ; on ne
les a pas séparées, elles, comme nous autres deux ! Elles descendent, les
voici, je les ai presque dessus ; qu'elles sont luisantes et jolies ! Elles ont
toujours au cou le ruban que Jacques y attacha pour ma fête, l'an passé,
quand elles venaient becqueter dans nos mains unies les moucherons d'or
que nous choisissions. »
Il faudrait citer le texte, pour donner idée de cette poésie toute
rayonnante et scintillante encore au milieu de sa tristesse. La poésie de
Jasmin est tout émaillée de ces vers charmants, qui font luire aux yeux les
objets, qui font briller sur la vitre le soleil du matin, et étinceler la
maisonnette à travers le bouquet de noisetiers : mais ici cet éclat de
description se confond avec le pur sentiment.
La pauvre Marthe continue sa complainte et son entretien avec
ses hirondelles. Pourtant elle dépérit, une fièvre lente la dévore ; elle est
mourante, et bientôt le prêtre la recommande à l'église aux prières de
tous. C'est alors qu'un oncle bienfaisant a deviné sa peine, et qu'il lui dit
à son chevet un mot qui la réveille et qui lui rend la santé. Cet oncle a
compris qu'il s'agit pour elle de Jacques : il vend sa vigne, et, avec ce
premier fonds, si Marthe guérit et travaille , on aura bientôt de quoi
acheter le congé du soldat. Marthe espère, elle renaît, elle travaille. Mais
l'oncle meurt : elle ne se décourage point. Elle vend sa maison, et, légère,
elle court porter au curé la somme complète :
« Monsieur le curé, lui dit Marthe à genoux, je vous porte tout ce que j'ai
; maintenant vous pourrez écrire ; achetez sa liberté, puisque vous m'êtes
si bon ; ne dites pas qui le sauve ; oh ! il devinera bien assez ; ne me
nommez pas encore, et ne tremblez pas pour moi : j'ai la force à mon
�bras, je travaillerai pour vivre ; pitié ! Monsieur le curé, pitié ! Rendez-lemoi. »
La troisième partie commence. Il ne s'agit plus que de retrouver
Jacques. Ce n'était pas facile à cette époque des grandes guerres. Le prêtre
de campagne sait bien des choses de son troupeau ; il lit dans les cœurs.
Un pécheur le fuit, il le sait, il le va chercher. « Mais, du fond de son
presbytère, l'homme du Ciel aurait mieux su déterrer le péché, la maligne
pensée, que le soldat sans nom au milieu d'une armée, et qui, depuis trois
ans, n'avait pas écrit. » Cependant le bon curé en viendra à bout. En
attendant, Marthe pauvre, mais à demi heureuse déjà et confiante,
travaille. Elle travaille nuit et jour pour réparer autant qu'elle peut ce
qu'elle a donné, et pour avoir à donner encore. Et la nouvelle de sa
touchante action faisant bruit déjà dans les prairies, tout le pays s'était
pris d'amour pour elle : « C'étaient, la nuit, de longues sérénades, des
guirlandes de fleurs à sa porte attachées, et le jour, des présents choisis
que les filles enfin à sa cause entraînées venaient lui présenter avec des
yeux tout amis. » Annette surtout était en tête de cette bonne jeunesse.
Bref, on traitait déjà Marthe comme une fiancée, comme une épousée,
quand un jour, un dimanche matin, le bon curé lui apparaît après la
messe, un papier à la main. C'est une lettre de Jacques ; il est retrouvé, il
est libre, il arrive le dimanche suivant. Ajoutez que Jacques n'a pas deviné
d'où lui est venu ce bienfait inespéré. Pauvre enfant orphelin, ou, qui pis
est, enfant trouvé, il s'est imaginé que sa mère enfin s'était fait connaître.
Ainsi il va arriver et tout apprendre d'un seul coup : il aura toutes les
heureuses surprises à la fois. Huit jours se passent : l'autre dimanche est
venu. Après la messe, il faut voir tout le village assemblé comme s'ils
attendaient un grand seigneur, et Marthe, la fille au front pur, à côté du
vieux prêtre, tous riants et plantés là, debout, à l'entrée du chemin : vous
avez le tableau, et le grand chemin devant vous dans sa longueur :
« Rien au milieu, rien au bout de cette longue raie plate, rien que l'ombre
déchirée à morceaux par le soleil (encore un de ces vers heureux qui
peignent sans rien interrompre). Tout à coup, un point noir a grossi ; il se
remue... Deux hommes... deux soldats... Le plus grand, c'est lui !... Qu'il
va bien ! À l'armée, il a grandi encore !... Et ils s'avancent tous deux...
L'autre, quel est celui-là ? Il a l'air d'une femme... Eh! c'en est une,
étrangère. Qu'elle est belle, gracieuse ! elle est mise en cantinière. Une
femme, mon Dieu ! avec Jacques ! Où va-t-elle ? Marthe a les yeux sur
eux, triste comme une morte ; et même le prêtre, et même l'escorte, tout
frémit, tout est muet ; eux deux s'avancent davantage... Les voici à vingt
pas, souriants, hors d'haleine. Mais qu'est-ce maintenant ? Jacques a l'air
en peine, il a vu Marthe... Tremblant, honteux, il s'est arrêté... Le prêtre
n'y tient plus : de sa voix forte, pleine, qui épouvante le péché : «
Jacques, quelle est cette femme ? » Et, comme un criminel, Jacques
baissant la tête : « La mienne, Monsieur le curé, la mienne... Je suis
marié. » Un cri de femme part, le prêtre se retourne... »
Ce cri, on le sent, c'est celui de Marthe : mais ne croyez pas
�qu'elle pleure ni qu'elle soupire. La pauvre fille, en fixant Jacques
gracieusement, n'a qu'un éclat de rire, un rire convulsif. Elle est folle et
ne guérira jamais. — Telle est en abrégé l'histoire dont le poète a su faire
une suite de scènes vives, sensibles et touchantes.
La langue dans laquelle Jasmin écrit est le patois du Midi ; mais
ce mot est bien vague et ne donnerait pas une juste idée de son doux
idiome et du travail d'artiste avec lequel il l'a réparé. La langue du Midi
de la France, la plus précoce de celles qui naquirent du latin après la
confusion de la barbarie, cette langue dite provençale-romane était arrivée
à une sorte de perfection classique durant le XIIe siècle, de 1150 à 1200 ;
elle avait produit en poésie des œuvres diverses et des plus distinguées, et
elle était en plein épanouissement lorsqu'elle fut violemment dévastée et
ravagée au commencement du XIIIe siècle, dans la guerre dite des
Albigeois (1208-1229). Elle fut écrasée brutalement dans sa fleur, et
comme noyée dans le sang de ceux qui la cultivaient. Durant quelque
temps elle lutta encore et essaya de se maintenir à l'état littéraire ; mais,
tout centre politique étant détruit dans le Midi, cette langue, la première
née ou du moins la première formée des modernes, tomba décidément en
déchéance et passa à l'état de patois. Je définis un patois une ancienne
langue qui a eu des malheurs, ou encore une langue toute jeune et qui n'a
pas fait fortune. La provençale était dans le premier cas. Depuis lors, cette
langue éparse et morcelée avait encore eu ses poètes particuliers en Béarn,
à Toulouse, dans le Rouergue, en différents lieux ; mais ces poètes d'un
naturel aisé ne faisaient aucun effort pour sortir de l'esprit du cru, et pour
élargir l'horizon tout local où les avait confinés la Fortune. Jasmin, dans
la seconde partie de sa carrière, a eu l'honneur et le mérite de sentir qu'il
y avait à revenir, pour tout le Midi, à une sorte d'unité d'idiome, au
moins pour la langue de la poésie. En débutant dans son patois d'Agen, il
trouva une langue harmonieuse encore, mais très atteinte par les
invasions françaises, qui y avaient importé des tours et des mots
contraires au génie primitif. Il eut à se défaire lui-même de ses premières
habitudes, à débarrasser la superficie de la pierre, comme il dit, de ces
couches étrangères qu'y avaient appliquées deux siècles civilisateurs. Il y
réussit avec délicatesse et sans marquer l'effort. La langue qu'il parle
aujourd'hui, la langue qu'il chante, n'est celle d'aucun lieu en particulier,
d'aucun coin de Gascogne, de Languedoc ni de Provence ; c'est une
langue un peu artificielle et parfaitement naturelle, qui s'entend
également par tous ces pays et que les Catalans eux-mêmes comprennent.
Il y introduit discrètement des mots pittoresques de son invention, des
diminutifs, de vieux mots rafraîchis, mille alliances et mille grâces dont
autrefois nous-mêmes nous n'étions pas absolument dépourvus dans le
français d'Amyot et de Montaigne, mais que la régularité classique nous a
retranchées. Jasmin en jouit et en use dans son joli dialecte si bien
restauré, mais il n'en abuse jamais.
C'est aux critiques nés de l'autre côté de la Loire de suivre plus en
�détail cette étude de la langue de Jasmin et des questions piquantes qui
s'y rattachent. Pour le style, Jasmin me paraît être une sorte de Manzoni
languedocien. Je livre aux hommes compétents la définition pour ce
qu'elle vaut, et je leur laisse le soin de la dégager ou de la modifier. Ce
que je voudrais ici surtout, ce serait de montrer l'homme à l'œuvre et en
action. Il y a dans Jasmin, à côté du poète, un déclamateur et un acteur,
et tous ces hommes en lui concourent, à l'aide de son harmonieux
dialecte, à lui obtenir cette prodigieuse action qu'il exerce sur les
organisations du Midi. Il serait difficile et injuste de faire dans ce succès
la part à l'un des éléments plutôt qu'à l'autre : ils sont également
nécessaires et se tiennent. Ce qui fait que la poésie de Jasmin produit tant
d'effet, c'est que tout en lui est d'accord, tout coule de source : on sent
que l'homme et le poète ne sont qu'un ; et, comme l'homme est à la
hauteur du poète, on s'abandonne bien vite, en l'écoutant, à la sincérité
de l'impression qu'il partage.
Laissons de côté les improvisations obligées et les compliments en
madrigaux qu'il est obligé de répandre sur son chemin, en retour de
chaque hommage et de chaque hospitalité triomphale qu'il reçoit : luimême il se juge sur ce point aussi sévèrement qu'on pourrait le faire, et
quand la reconnaissance chez lui est sérieuse, il demande du temps et du
recueillement pour l'exprimer : « On n'acquitte pas, dit-il, une dette
poétique avec des impromptus ; les impromptus peuvent être la bonne
monnaie du cœur, mais ils sont presque toujours la mauvaise monnaie de
la poésie. » Prenons donc Jasmin par ses côtés charmants et sérieux, tout à
fait durables. Un des épisodes les plus toachants, les plus honorables et les
plus caractéristiques de son existence de poète-troubadour, est son
pèlerinage pour réglise de Vergt. Le digne curé d'une petite ville du
Périgord, M. Masson, voyant son église en ruines et la ferveur de son
troupeau s'en ressentir, s'adressa, en 1843, à Jasmin pour lui demander de
l'aider, dans une tournée, à recueillir des souscriptions. Jasmin ne se fit
pas prier : « L'Église m'attendait, dit-il, son curé m'a choisi ; j'ai pris la
galopée. » Et le voilà, pèlerin à côté du prêtre, qui court de ville en ville.
Oh ! qu'il voudrait que ses vers, comme autrefois ceux du chanteur
célèbre (car Jasmin a bien un peu entendu parler d'Amphion), pussent
faire monter vitement toitures et murailles ! Et ne croyez pas pourtant
que, le clocher dressé, il allât se comparer avec orgueil à ce chanteur
fameux :
« Non ! lorsque monteront tuiles et chevrons, mon âme sentira quelque
chose de plus doux. Je me dirai : J'étais nu ; l'Église, je m'en souviens,
m'a vêtu bien souvent pendant que j'étais petit. Homme, je la trouve nue
; à mon tour je la couvre... Oh ! donnez, donnez, tous ! que je goûte la
douceur de faire pour elle une fois ce qu'elle a tant fait pour moi. »
Et en entendant ces vers si sentis, chacun donnait avec larmes, et
le poète nageait dans son cœur de voir le chapeau du curé se remplir à la
ronde.
Cinq mois après cette première quête, le 24 juillet 1843, l'église
�de Vergt , pour laquelle il avait tant couru, était bénite et consacrée par
six évêques devant trois cents prêtres et plus de quinze mille personnes de
tous rangs accourues pour la cérémonie. Jasmin y était, un peu perdu
d'abord dans la foule. Il avait composé pour cette solennité une pièce
nouvelle intitulée : le Prêtre sans Église, et inspirée des mêmes sentiments
élevés et droits. Il y montrait l'influence d'une belle église sur la
population du Midi, qui aime à se figurer dès ici-bas le ciel ouvert, et
dont la piété dépend quelque peu des représentations extérieures. Toute la
journée cependant était prise par les cérémonies religieuses ; on devait
dîner à la hâte. Au moment de se mettre à table, l'archevêque de Reims
(M. le cardinal Gousset), le consécrateur de l'église rebâtie, dit à Jasmin :
« Poète, on nous a parlé de votre pièce sur la circonstance, nous serons
heureux si vous voulez nous la confier ce soir, avant de partir, à quelquesuns. » — « À quelques-uns Monseigneur ! répliqua Jasmin. Est-ce que
vous pourriez croire qu'une Muse a travaillé quinze jours et quinze nuits
pour ne faire qu'une confidence le jour de la fête ? Aujourd'hui, c'est fète
à Vergt pour la religion, mais aussi pour la poésie qui la comprend et qui
l'aime. L'église a six pontifes, la poésie n'a qu'un sous-diacre, mais il faut
qu'il chante officiellement son hymne, ou il la remportera vierge, et sans
que personne l'ait entendue. » M. l'archevêque, homme d'esprit, et qui
comprend la race des poètes, promit d'essayer au dessert d'introduire la
pièce de vers entre le fromage et le café : « Mais vous aurez un fort rival
dans le café ! » — « Il sera vaincu. Monseigneur, » répondit Jasmin. On
était au dessert, il n'y avait pas un instant à perdre, et les deux cent
cinquante convives allaient échapper. Déjà l'évêque de Tulle, M.
Berteaud, qui devait prêcher pour la Consécration, s'était esquivé pour se
préparer à son sermon ; on le rappelle. Jasmin commence et récite la
pièce qu'on peut lire dans son troisième volume : le Prêtre sans Église. Un
seul fait dira le succès mieux que tout. M. Berteaud qui devait prêcher
une heure après sur l'infinité de Dieu, ayant entendu le poète, changea
subitement son texte ; il annonça au début de son sermon qu'il allait
prêcher sur le prêtre sans église et développer le sujet si heureusement
indiqué par un autre. De tels exemples, où tant de sentiments délicats et
généreux se confondent des deux parts dans un sentiment religieux
supérieur, semblent ramener la poésie à ses plus nobles origines et ne se
peuvent raconter sans émotion.
La vie de Jasmin, de ce gai et riant poète, est remplie de ces traits
graves et touchants. En 1840, dans son voyage de Toulouse, où il avait
gagné pour la première fois son titre envié de poète universel de tout le
pays languedocien , il avait vu une jeune personne, alors dans la
prospérité, M lle Thérèse Roaldès, « marier sa riche musique à ses pauvres
chansons. » Trois années après, le malheur avait passé sur cette maison, et
M lle Roaldès, par piété filiale, était réduite à chercher dans son talent une
ressource. Jasmin fit avec elle comme avec le prêtre de Vergt ; il fit des
tournées heureuses et fructueuses, et l'ivresse même du poète, qui
semblait, avant tout, heureux de réciter ses vers, n'était ici qu'une
délicatesse de plus.
�Les tournées de Jasmin sont assez marquées, on peut le croire,
d'incidents gais, fous, enthousiastes, d'incidents tout gascons : ceux-là
sautent aux yeux d'eux-mêmes ; j'ai mieux aimé m'arrêter sur les autres.
Ces qualités sérieuses et dignes, recouvertes d'une poésie fraîche, riante et
sensible, ont profité à Jasmin. Homme, elles lui ont procuré la
considération qui ne suit pas toujours la renommée ; poète, elles l'ont
amené à la perfection de son talent et au goût, à ce goût naturel, qui tient
à l'usage complet et sûr de toutes les louables facultés. Dans ces pièces
familières du genre de l'Épître et de l'Idylle, je n'en sais pas qui le peigne
mieux que celle qui a pour titre : Ma Vigne, adressée à une dame de ses
compatriotes qui habite Paris. Jasmin, un certain jour, vers 1845, est
devenu propriétaire en effet, non plus seulement de sa maison au Gravier,
mais d'une petite vigne tout proche de la ville, et qu'il a baptisée aussitôt
par cette inscription : À Papillote, comme qui dirait : à Babiole, à
Bagatelle. Cette vigne réunit toutes les conditions que Pline le jeune
exigeait pour la petite propriété du poète et de l'homme d'étude :
Tantum soti ut... reptare per limitem..., omnes viticulas suas nosse et
numerare arbusculas possint. On en peut compter les ceps aisément :
« Neuf cerisiers, voilà mon bois, s'écrie Jasmin , qui n'a lu ni Pline le
jeune, ni le Hoc erat in votis d'Horace, ni le Vieillard de Vérone de
Claudien ; dix rangs de vigne font ma promenade ; des pêchers, ils sont
miens ; des noisettes, elles sont miennes ; des ormeaux, j'en ai deux ; des
fontaines, j'en ai deux. Que je suis riche ! Ma muse est une métayère ;
oh ! je veux vous peindre, pendant que je tiens le pinceau, notre pays
aimé du ciel.
Ici , nous faisons tout naître rien qu'en égratignant la terre ; qui en
possède un morceau se prélasse chez lui ; il n'y a pas de petit bien sous
notre soleil ! »
Suivent les plus jolies descriptions, les plus chantantes, les plus
embaumées : mais le moral s'y joint toujours. C'est sur cette vigne que
compte le poète pour empêcher ses amis de lui échapper, pour les lui
rattacher avec son fruit savoureux. Les souvenirs en ce lieu lui reviennent
en foule :
« Je vois la prairie où je sautillais ; je vois la petite île où je broussaillais,
où j'ai pleuré..., où j'ai ri...
Je vois plus loin le bois feuillu, où, près de la fontaine, je me faisais
songeur, depuis que l'on m'avait dit qu'un fameux écrivain avait doré le
front d'Agen, en faisant retentir ses vers au bruit de cette onde d'argent. »
Cet écrivain fameux, qui troublait l'enfance de Jasmin , le
croirait-on ? c'est Scaliger, Jules-César Scaliger, qui avait été l'honneur
d'Agen au XVIe siècle, et dont la tradition et la légende ont fait un poète
presque populaire. Illustre Scaliger, il ne s'est jamais trouvé si gentiment
chanté et célébré. Mais, de souvenir en souvenir, Jasmin s'aperçoit, dans
son propre clos, de plus d'une haie épaisse qu'enfant il a trouée, de plus
�d'un pommier qu'il a ébranché, de plus d'une vieille treille où on lui a
fait la courte-échelle pour atteindre le fin muscat, et il se promet, à son
tour, de ne pas être plus dur aux autres qu'on ne l'a été pour lui :
« Que voulez-vous ? ce que j'ai dérobé, je le rends, et je le rends avec
usure ; à ma vigne, je n'ai pas de porte ; deux ronces en barrent le seuil ;
lorsque des picoreurs, par les trouées, je vois le nez, au lieu de m'armer
d'une gaule, je m'en retourne, je m'en vais pour qu'ils y puissent
revenir. »
Remarquez ici comme la bonté et la charité se déguisent dans le
rire. La Vigne de Jasmin est un de ces petits chefs-d'œuvre qu'on ne peut
attendre que de ces poètes accomplis en qui le sentiment et le style
s'unissent pour satisfaire à la fois l'âme et le goût.
Qu'ai-je à dire encore sur ce côté sérieux du poète ? Faut-il lui
faire un mérite d'avoir su résister à toutes les tentations mauvaises qui
n'ont pas été sans l'assiéger ? Nul poète n'a reçu autant d'éloges que lui,
et nul ne se gêne moins à paraître les aimer, mais il a cela de particulier
que ces éloges ne lui ont fait faire aucune folie : il a porté son ivresse de
poète avec un rare bon sens : « Je ne sais aucun faux pas de lui, » me
disait quelqu'un qui le connaît bien. Avant la Révolution de Février, en
avril 1847, dans la pièce intitulée Riche et Pauvre, ou les Prophètes
menteurs, il montrait la bienfaisance des uns désarmant la colère et l'envie
des autres, et faisant mentir les sinistres prédictions ; il montrait aux plus
pauvres la charité mieux comprise que jamais, se déployant partout,
donnant d'une main et quêtant de l'autre ; et aux riches, il disait : «
N'oubliez pas un seul moment que des pauvres la grande couvée se
réveille toujours avec le rire à la bouche, quand elle s'endort sans avoir
faim. » Dans son poème Ville et Campagne, composé pour la fête du
Comice- Agricole de Villeneuve- sur-Lot (septembre 1849), il montrait
les avantages qu'il y a à ne pas déserter son sol natal pour les glorioles et
les ambitions des villes ; il faisait porter une santé par le plus sage et le
plus vieux, « non à l'esprit nouveau, plein de venin, mais à l'aîné de
l'esprit, au bon sens. » II n'était content que quand il avait ramené aux
champs son jeune Monsieur égaré, et quand il lui avait fait dire : « La
campagne fut mon berceau, maintenant elle sera ma tombe : car j'ai
compris la terre, j'ai sondé ce qu'elle vaut. » Ce jeune homme, égaré par
les idées modernes, pourrait être caractérisé dans sa maladie morale avec
plus de particularité sans doute et plus de ressemblance ; l'intention suffit
pourtant ; l'auditeur achève la pensée. Heureux de la conversion, le poêle
s'écrie en finissant, dans un sentiment qui déborde le cadre de son
poème : « C'est beau de sauver la sainte poésie, mais c'est cent fois plus
beau de sauver son pays ! » — C'est après avoir entendu ce poème et tant
de pièces inspirées par un même sentiment moral élevé, qu'on a pu dire
avec raison : « Si la France possédait dix poètes comme Jasmin, dix poètes
de cette influence, elle n'aurait pas à craindre de révolutions. »
J'allais oublier de dire que ce troisième volume de Jasmin est
�dédié à M. Dumon d'Agen, l'ancien ministre, et qui avait eu autrefois
mille attentions et mille bonnes grâces pour lui. Ce n'est certes pas se
compromettre que de dédier un volume de poésies à M. Dumon, qui
reste un homme de tant d'esprit et de littérature : mais c'est s'honorer et
bien prendre son temps que de lui dire devant tous aujourd'hui : Je vous
suis autant que jamais reconnaissant.
�
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Jasmin par Sainte-Beuve
Subject
The topic of the resource
Jasmin (1798-1864)
Description
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Edition de l'article sur le poète Jasmin par le critique Charles-Augustin Sainte-Beuve, paru dans les <em>Causeries du Lundi</em>, t.IV, Paris, Garnier-Frères (1851).
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Date Created
Date of creation of the resource.
1851
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2011
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