La délicate question de l’alsacien.

Parmi les « petites patries » si chères à la IIIe République, l’Alsace-Lorraine occupe bien sûr en 1914 une place à part. La question de « l’identité patriotique » des Alsaciens-Lorrains est particulièrement complexe pour les hommes en âge de combattre. Engagés dans un conflit qui oppose la France, ancienne patrie de leurs parents pour laquelle beaucoup conservent un attachement particulier, à l’Allemagne, la patrie qui les a vu grandir. Mais c’est surtout après l’armistice de novembre 1918 et le retour des « provinces perdues » dans le giron de la mère-patrie que les populations de cet extrême-orient français - dont la très grande majorité ne parle pas la langue française - que la question alsacienne va provoquer un véritable malaise.

Les habitants des régions annexées en 1871 (ré)intègrent en 1918 une France politique et institutionnelle très différente de celle qu’ils avaient quitté près d’un demi-siècle auparavant. La liesse qui accompagne la fin de la guerre de l’Alsace en novembre 1918 se transforme rapidement en désenchantement face aux maladresses de l’administration française. En particulier les questions institutionnelles, religieuses et scolaires vont donner lieu à de nombreux débats et polémiques qui constituent autant d’occasions d’incompréhensions réciproques entre les pouvoirs publics français et ceux d’Alsace-Lorraine.

L’Alsace, Elle attend. tableau de Jean-Jacques Henner (détail), 1871. Collection Musée national Jean-Jacques Henner.

Prisonnières de guerre, captives fascinantes, l’Alsacienne et la Lorraine, seules ou en couple, ont fait l’objet de nombreuses représentations sous la IIIe République. Figure allégorique de l’attente de la revanche, bien que détachée du territoire, l’Alsace-Lorraine est ainsi maintenue dans l’imaginaire français. Ce corpus d’imagerie officielle pousse à l’extrême l’idéologie des « petites patries » véhiculée par les institutions, notamment scolaires, de la IIIe République. Entre Le tour de France par deux enfants et le manuel d’histoire rédigé par Ernest Lavisse, l’image de la France donnée aux écoliers, loin d’exalter les différences territoriales, est celle d’un pays qui, par sa géographie et son histoire, vit depuis la nuit des temps dans l’unité et l’amour de la patrie. L’image de l’Alsacienne, qui se construit dès la défaite de 1870 ne cesse de se développer jusqu’au début du XXe siècle. Le mythe s’étiolera cependant pour être réactivé au moment de la guerre. Largement relayée et exploitée par les grands médias de l’époque (presse, affiches publicitaires, cartes postales), la figure de l’alsacienne en costume folklorique attendant mélancoliquement le retour des français – et s’exprimant toujours en français ! - suscita l’ironie de contemporains, comme ce passage du Journal d’une Femme de Chambre d’Octave Mirbeau (1900), où le cafetier breton apostrophe sa caissière : « tu n’as pas une tête de bretonne, tu aurais plutôt une tête d’Alsacienne... Si tu te faisais faire un joli costume d’Alsacienne hein ? Ça ferait un fameux coup d’œil dans le comptoir ? Une Alsacienne bien jolie, bien frusquée, ça enflamme les cœurs, ça excite le patriotisme » Pour les Alsaciens, le costume est bien compris comme une construction, stéréotype créé à la fin du XIXe siècle inspiré du costume en usage dans les environs de Strasbourg. Le témoignage de Charles Spindler sur novembre 1918 montre bien la fonction d’affichage idéologique que revêtait ce costume vis-à-vis des autorités françaises, plus que revendication d’appartenance identitaire : « La toilette de Marie-Jeanne est un peu longue, car sa maman tient à faire d’elle une Alsacienne absolument authentique, de la coiffe au bout des souliers. Enfin, elle est habillée : son costume de Mietesheim lui sied à ravir, et elle brûle maintenant du désir de se produire dans les rues de Strasbourg. Le temps s’est éclairci et lorsque nous débouchons dans la rue de la Haute-Montée, nous sommes frappés de l’éclat flamboyant des innombrables drapeaux qui cachent complètement les façades des maisons. Dans la rue, les Alsaciennes foisonnent, quelques-unes d’authentiques campagnardes des environs de Strasbourg et de Haguenau, le plus grand nombre des demoiselles travesties dans des costumes de fantaisie. Les Français, peu versés en la matière, font fête aux unes comme autres »

L’Alsace, Elle attend. tableau de Jean-Jacques Henner (détail), 1871. Collection Musée national Jean-Jacques Henner.

“La tache noire” sur les cartes de France

Les cartes et les manuels scolaires ont joué un rôle essentiel dans la formation de l’imaginaire national. Sur ce tableau, Albert Bettanier met en scène un instituteur montrant avec sa règle les provinces perdues sur une carte à un élève en uniforme. La présence d’un râtelier à fusils au fond de la classe, le tambour derrière le bureau et l’élève vêtu de blanc et portant la croix de la légion d’honneur indiquent que les élèves appartiennent à un bataillon scolaire les préparant à des exercices physiques et militaires.
L’Alsace-Lorraine est restée présente dans l’espace des géographes – le célèbre hexagone – et dans le quotidien de centaines de milliers de Français, ne serait-ce que par la leçon de géographie des enfants des écoles. L’idée que l’on se fait de l’Alsace devient alors de plus en plus éloignée de la réalité : les Français vivent dans un “fantasme géopolitique”. Ainsi, la perte de l’Alsace-Lorraine devient un motif patriotique consensuel, fédérateur et intégrateur, en particulier en remettant le territoire au centre des préoccupations nationales.

“La tache noire” sur les cartes de France

L’illustrateur alsacien Hansi contribua à populariser auprès des enfants français le motif de l’Alsacienne qui attend depuis 1871 le retour à sa mère-patrie. Cette page est extraite de l’album Le Paradis tricolore, publié en 1918.

Le “paradis tricolore”, ce sont les villes et villages du Haut-Rhin méridional que les troupes françaises avaient reconquis dès le début de la guerre, dans les vallées de Thann et de Massevaux. En haut à gauche la vignette représente une fillette alsacienne fêtant le retour de sa ville à la France tandis qu’un air de deuil plane sur la vignette en bas à droite, légendée “une petite alsacienne qui nous attend près de Strasbourg.”

L’illustrateur alsacien Hansi contribua à populariser auprès des enfants français le motif de l’Alsacienne qui attend depuis 1871 le retour à sa mère-patrie. Cette page est extraite de l’album Le Paradis tricolore, publié en 1918.