1794-1914 : le breton ennemi de la République ?

« Les habitants des campagnes n’entendent que le bas-breton ; c’est avec cet instrument barbare de leurs pensées superstitieuses que les prêtres et les intrigants les tiennent sous leur empire, dirigent leurs consciences et empêchent les citoyens de connaître les lois et d’aimer la République. »
Bertrand Barère de Vieuzac, Rapport du Comité de salut public sur les idiomes, 8 pluviôse an II (27 janvier 1794).

Au printemps 1870 les celtisants Gaidoz et De Gaulle déposent une pétition au Corps législatif en faveur de l’enseignement des langues de France : avantages du bilinguisme, nécessité de tenir compte de langues parlées par des citoyens, intérêt culturel de l’étude de ces langues, liens éventuels avec des langues parlées par des États voisins. La défaite de 1870 enterra pour longtemps les arguments de la pétition. En 1881-1882, les lois scolaires de Jules Ferry décrètent, sans susciter de débat parlementaire sur le sujet, que « le français sera seul en usage dans l’école. »

“La bombarde et le biniou sur le front” - L’Illustration, samedi 3 juillet 1915.

En dehors du débat politique, l’image des populations de l’Ouest armoricain n’est pas plus flatteuse avant la guerre : de Bécassine aux unes de L’Assiette au beurre dénonçant le cléricalisme breton, la Bretagne est dépeinte auprès de l’opinion française comme une région archaïque. Sur cette une de L’illustration parue en 1915, la presse cherche au contraire à mettre en avant une vision folklorique de la Bretagne au combat :

« les sonneurs, symboles avant la guerre de l’ancrage de la région dans un passé révolu, prennent ici une nouvelle dimension, incarnant en quelque sorte une Bretagne aux valeurs immuables. Cette fidélité à la ‘tradition’ - qu’elle soit d’ailleurs réelle ou fantasmée – fait désormais la force des soldats bretons à en croire nombre de contemporains, alors même que le poilu méridional, supposé déchristianisé, perméable aux idéaux radicaux voire socialistes, n’est lui guère apte à défendre la patrie. »
(Yann Lagadec, Petites patries dans la Grande Guerre, Presses universitaires de Rennes, 2013).

“La bombarde et le biniou sur le front” - L’Illustration, samedi 3 juillet 1915.
Dix ans avant la guerre de 1914-1918, le sujet des langues de France ressurgit à la Chambre des députés au plus fort des offensives anticléricales. La question linguistique redevient alors, dans la lignée du fameux rapport Barrère de 1794, un débat sur la nécessité d’imposer le français, conçu comme langue « naturelle » des idées nouvelles, contraitement aux « patois », véhicules de l’obscurantisme. En 1902, Émile Combes alors Ministre des Cultes ravive les tensions en menaçant de sanction les prêtres bretons qui continueraient à prêcher et faire le catéchisme en breton. La même année, le ministre de l’Instruction publique Georges Leygues - un Lot-et-garonnais pourtant proche des milieux félibréens - répond à la Chambre : « Si, dans certaines contrées, on se méfie encore de la langue française, précisément parce qu’elle apporte avec elle comme un souffle moderne, il faut vaincre cette méfiance. » En 1910, le nouveau ministre de L’Instruction publique Gaston Doumergue, un Gardois qui avait lui aussi montré un certain intérêt pour la renaissance littéraire occitane, réaffirme : « La France est une, il n’y a qu’une France. Ses pensées, ses sentiments, sa tradition, s’expriment par une seule langue : la langue française. »

Seul Jaurès fit exception parmi les républicains d’avant-Guerre. Bilingue occitan-français, il fait campagne en occitan – comme beaucoup de républicains méridionaux d’ailleurs malgré leurs positions « anti-patois » à la Chambre et au gouvernement. En 1911, il livre sa pensée dans un article de La Dépêche du Midi sur l’intérêt de l’enseignement de l’occitan. Après avoir critiqué l’appellation de « patois », il écrit :
« Quelle joie et quelle force pour notre France du Midi si, par une connaissance plus rationnelle et plus réfléchie de sa propre langue et par quelques comparaisons très simples avec le français d’une part, avec l’espagnol et le portugais d’autre part, elle sentait jusque dans son organisme la solidarité profonde de sa vie avec toute la civilisation latine !... Il faut apprendre aux enfants la facilité des passages et leur montrer par delà la barre un peu ensablée, toute l’ouverture de l’horizon... »
(La Dépêche du Midi, 15 août 1911).

Carte rédigée en breton par un certain Jean-Marie Postec, soldat, à Pierre Trémintin, maire de Plouescat. Archives départementales du Finistère, Fonds Pierre Trémintin - 104 J 159.

Le 28 décembre 1914, Jean-Marie Postec, mobilisé comme conducteur État-major, 61e Division de réserve, lui adresse cette carte en langue bretonne :

“...Nous progressons péniblement car on se bat sous terre. Ces jours-ci, nous avons eu beaucoup de morts et de blessés en attaquant. Les blessés ne pouvaient pas bouger sur le champ de bataille, sinon la mitrailleuse achevait le travail. De 4 heures du matin à 5 heures du soir, les blessés étaient au dessous des tirs. Nous avançons toujours, mais lentement. Plus tard, j’en dirai plus, car je ne dis jamais rien de la guerre chez nous. Au revoir à nos camarades.”

Carte rédigée en breton par un certain Jean-Marie Postec, soldat, à Pierre Trémintin, maire de Plouescat. Archives départementales du Finistère, Fonds Pierre Trémintin - 104 J 159.