Robert Lafont [Article biographique]
Robert Lafont a fait le choix de confier ses archives, ses manuscrits et sa bibliothèque au CIRDOC qui se voit ainsi gestionnaire des matériaux d’une oeuvre et d’une action d’envergure historique. Par son importance, ce legs a profondément fait évoluer la vocation de l’institution et son approche de la question patrimoniale.
Disons-le d’emblée pour qui voudrait comprendre l’importance de l’œuvre et de l’action de Robert Lafont pour la modernité occitane et son ampleur européenne : avec Robert Lafont, la pensée, l’action, la création occitanes réunies ont retrouvé le chemin de l’Histoire et de l’actualité. Comme l’a écrit l’historien Philippe Martel, Robert Lafont, c’est celui qui fait sortir l’occitanisme du XXe siècle de son statut de société secrète et qui réussit à en faire un élément important du mouvement social, culturel et politique qui a marqué la seconde partie du siècle.
De 1943, date de la publication de ses premiers textes, à sa disparition en 2009, Robert Lafont a entrepris, à travers une œuvre plurielle et immense - plus d’un millier de publications ! -, indissociable de sa mise en action concrète par l’engagement intellectuel et politique, de rouvrir à peu près tous les chantiers, linguistiques, esthétiques, historiques et méthodologiques, nécessaires au rétablissement d’une parole occitane porteuse d’une compréhension du monde et d’une influence sur les grands problèmes de son temps.
Il est difficile de rendre compte ici de l’ensemble des disciplines scientifiques, des écritures et expériences littéraires, des centres d’intérêts et des aventures intellectuelles et militantes qui forment l’héritage de Robert Lafont, tâche qui n’est d’ailleurs pas à ma portée. Pour en saisir néanmoins la force d’ensemble, il semble que Robert Lafont ait ancré la dynamique de sa création, de sa recherche scientifique, de sa pensée et de son action dans l’analyse permanente des processus historiques, économiques et sociaux qu’il chercha à comprendre autant qu’à transformer : analyse, pensée, création et action forment ainsi le processus d’ensemble de toute une oeuvre, multiforme et cohérente.
Lafont apparaît sur la scène littéraire et militante à l’âge de vingt ans, dans une situation de crise profonde : crise générale de l’Europe au sortir de la guerre, crise particulière d’un occitanisme au plus bas. Dès 1943, son premier texte publié est un appel à la fédération d’une jeunesse occitane et d’une union entre les générations, posant d’ores et déjà les bases d’un parcours entièrement tourné vers la recherche d’une stratégie collective et l’élaboration d’une méthodologie pour une pensée et une action occitanes capables de se joindre au mouvement social général. Il est parmi les fondateurs de l’Institut d’Estudis Occitans en 1945. Dès 1950, il est secrétaire général de l’IEO et propose un rapport de rupture qui fit débat et resta inédit : il fait une analyse historique du mouvement depuis le Félibrige, dénonce l’illusion d’un nationalisme occitan et appelle à fonder l’action non plus sur une “foi” mais sur une réalité sociale, étudiée, connue et analysée. Il poursuit deux ans plus tard avec un article sur “Les conditions et les méthodes d’une étude rationnelle du comportement linguistique des occitans” Dans ces années 1950 où “s’eriam mes a far Occitània”, il réussit à faire adhérer une part active du mouvement à la nécessité de son extension aux questions économiques et politiques tout en l’éloignant de la tentation nationaliste. Au même moment, Il fait paraître son premier essai en français dans une maison d’édition nationale - le premier d’une longue série - intitulé Mistral ou l’Illusion. Ici encore, les analyses de Lafont sont clivantes pour le mouvement occitan mais permettent de faire émerger une dynamique collective consciente des erreurs historiques, libérée des mythologies, armée méthodologiquement pour comprendre et agir sur l’actualité. Ce seront les “20 Glorieuses” de l’occitanisme - l’expression est de Lafont - qui voient les idées - le “colonialisme intérieur” que Lafont analyse et diffuse auprès de l’opinion française dans des essais à grands tirages - et les acteurs du mouvement occitan au coeur de grands mouvements sociaux qui agitent l’Occitanie. Il est à l’origine de plusieurs organisations (Comitat occitan d’estudis e d’accion, mouvement Volèm Viure al pais) et présente sa candidature à l’élection présidentielle. Déjà il pense l’avenir occitan dans le cadre d’un projet européen articulé avec les régions. La contribution à un projet européen régional restructuré sur le dénouement du modèle des Etats-nations anima sa pensée et ses engagements après la crise des années 1980 (crise interne du mouvement occitan dont il est mis à distance, évolution politique française par un début de décentralisation) jusqu’à sa disparition en 2009. Il fut l’un des initiateurs de l’Eurocongrès 2000 des pays occitans et catalans.
Ainsi Robert Lafont c’est la pensée occitane mûre et méthodique, consciente de ses erreurs historiques, qui déconstruit l’idéologie ou l’impensé pour s’ancrer dans la société réelle et agir sur l’avenir : l’occitanisme ne peut être qu’un projet de société par la société, qui actualise son discours et son action à partir des données économiques et sociales de l’Occitanie réelle et non fantasmée, la sortant de son statut de rêve romantique pour devenir un haut niveau de conscience historique et un avenir européen en construction.
De là, une œuvre prolifique et à première vue pluridisciplinaire, en réalité polygraphique. On a pu dire qu’il était une forme contemporaine de l’honnête homme du XVIIe siècle. Mais l’enfermer dans cette image serait à mon avis passer à côté de l’extraordinaire cohérence de l’ensemble pensée-création-action qu’a fort bien mis en lumière le critique Philippe Gardy dans un essai récent qu’on ne peut que recommander à tous ceux qui souhaitent saisir les lignes de force de la démarche de Robert Lafont.
Pour embrasser l’œuvre et l’action lafontiennes dans son ensemble, Philippe Gardy utilise une double image : l’arbre et la spirale. L’arbre c’est l’écriture et l’action qui s’enracinent dans le vécu historique et sociologique de la langue, donnée vécue dès l’enfance chez Lafont, point fixe du développement de l’arbre et de ses multiples ramifications. Le développement des ramifications est mu par le désir de déchiffrer les origines de cette situation historique et sociale, d’en saisir les mécanismes et d’en révéler ce qu’elle peut apprendre sur le fonctionnement des sociétés à partir de ce qui fait la spécificité des hommes, le langage.
« Si l’image de l’arbre correspond bien à la façon dont l’oeuvre croît et se démultiplie au fil des années et pour répondre aux circonstances, celle de la spirale, de son côté, désigne la sorte d’enroulement sur elle-même qui organise l’ensemble. »
L’ancrage d’une oeuvre et d’une action aussi plurielles dans une analyse fine de l’histoire et de l’actualité, c’est ce qui donne à chaque contribution de Lafont aux débats littéraires, universitaires ou politiques une résonance si importante pour ses contemporains. C’est peut-être aussi ce qui fait qu’une fois Robert Lafont disparu, on est pris par une sorte de sensation d’injuste et soudain silence face à son héritage. Force est de constater qu’en dehors des milieux qui l’ont côtoyé, pour qui souvent il fut un enseignant, un formateur, un émancipateur et qui entretiennent avec exigence son héritage littéraire et intellectuel, la figure de Robert Lafont, dix ans après sa disparition, s’est considérablement estompée dans le paysage intellectuel et social occitan comme européen. C’est pourquoi à l’occasion du dixième anniversaire de sa disparition, il est heureux que des organisations comme la Generalitat donnent l’occasion de faire découvrir une pensée et un héritage intellectuel d’une surprenante utilité dans le contexte actuel.
Robert Lafont a fait le choix de léguer par testament sa bibliothèque de travail, ses archives et manuscrits au CIRDOC, choix que l’on peut considérer mûrement réfléchi : d’abord Robert Lafont a fait preuve dans son parcours d’une impressionnante cohérence d’ensemble et d’un sens aigu de l’Histoire ; par ailleurs, il avait déjà donné de son vivant au CIRDOC, et par là à la connaissance et l’accessibilité publique, la totalité de sa correspondance reçue, soit plus de 20’000 lettres provenant de près de 3’500 correspondants.
Le CIRDOC est une institution à part dans le paysage des institutions culturelles françaises. Il est une création directe des « 20 Glorieuses » de l’occitanisme. Pris dans un mouvement de « libération » des cadres historiques du centralisme d’État conjugué aux intérêts des grandes industries du Nord et de l’Est français, l’occitanisme a voulu par le même mouvement définitivement déverrouiller sa frustration culturelle historique : faire prendre conscience à la société occitane voire à la société française et européenne tout entière, non seulement du fait linguistique et culturel occitan dans l’Histoire, en particulier en révélant son apport littéraire, scientifique, intellectuel à la culture européenne, mais aussi d’en affirmer l’actualité et la revendication à exister dans le monde contemporain. C’est ainsi qu’au plus fort du mouvement, en 1975, l’écrivain et activiste occitan Yves Rouquette, ancien élève puis compagnon de route de Robert Lafont dans les années 1960, quoiqu’en conflit idéologique pour ne pas dire en rupture avec son ancien maître à ce moment-là, entreprend à Béziers ce qu’il conçoit comme un « outil structurant de décolonisation » en appelant les écrivains et intellectuels occitans à créer une bibliothèque nationale occitane d’initiative populaire : ce sera le Centre international de documentation occitane (CIDO), devenu depuis une institution publique officielle, le CIRDOC.
Né de la mobilisation citoyenne pour être l’un des outils de reconquête culturelle et linguistique, le CIRDOC n’est assurément pas une institution patrimoniale comme les autres, particulièrement dans le contexte institutionnel français, quand bien même a-t-elle trouvé depuis une forme de normalisation politique par son statut d’organisme public. Le CIRDOC n’a jamais eu l’occasion ni la tentation de devenir un temple culturel où les œuvres et les héritages des écrivain-e-s, des artistes, des chercheur-e-s seraient pieusement conservées et offertes à l’admiration des générations futures pour célébrer une identité collective bâtie dans le culte des gloires passées. Par la pression sociale et politique due à son étrange mission de service public intégralement dédié à la valorisation d’une langue non officielle en France, le CIRDOC fonctionne, quel que soit les orientations de ses directions ou de ses équipes successives, comme un lieu d’extraction et de transformation de la matière linguistique et culturelle occitane prise dans sa richesse et sa diversité historique, afin de permettre à la société actuelle de se l’approprier et de l’exploiter librement dans le cadre d’une création et d’une pensée occitanes vivantes et actuelles.
Le fonds Robert Lafont conservé au CIRDOC permet de saisir les nombreuses ramifications, chantiers littéraires et scientifiques, centres d’intérêts et leur cohérence d’ensemble.
Sa bibliothèque d’abord, avec 4’500 ouvrages reflétant les domaines de recherche-action qui ont été les siens. L’histoire littéraire occitane, dont il a fut au final le premier vrai historien, dans sa totalité historique et générique. Auteur d'inestimables synthèses d’histoire de la littérature occitane, il fut aussi celui qui mit à jour, non sans susciter critiques et débats, des périodes et mouvements jusqu’à lui contestés voire inconnus : la renaissance Baroque du XVIe et XVIIe siècles dès les années 1960 et à la fin de sa vie le remarquable chantier sur l’épique médiévale occitane. Révéler que la langue occitane, déjà difficilement reconnue par les institutions académiques françaises pour son rôle fondateur pourtant indéniable dans la naissance de la poésie européenne, a pu produire une histoire littéraire complète et diverse sur plus de dix siècles, contribuant aux grands mouvements esthétiques et littéraires européens, fut une tâche politique aux effets polémiques, régulièrement attaquée mais pourtant fondamentale dans le projet occitan global de la seconde moitié du XXe siècle.
La linguistique est représentée dans sa bibliothèque pour ce qu’elle fut dans l’oeuvre de Lafont : un intérêt large pour le fait de langage et “les langues” avec une place importante pour la sociolinguistique catalane.
On trouve dans sa bibliothèque bien sûr la création littéraire de son temps qui permet de saisir le critique littéraire qu’il fut, et l’écrivain dans son environnement générationnel, celui de 1945 et de l’Après-Guerre. Dans cette génération, Lafont s’est attelé ici aussi au chantier peut-être le plus vaste : expérimenter l’écriture occitane dans sa plus grande diversité, partir en quête de tous les territoires où la prose, la poésie et même le théâtre peuvent prouver la vastitude des capacités littéraires occitanes.
Aux côtés de sa bibliothèque : ses archives et manuscrits, milliers de dossiers de travail, de manuscrits, de correspondances qui attirent chaque année des dizaines de chercheurs de France et d’Europe tant ils constituent, au-delà de l’ouvroir de l’écrivain, du penseur et de l’homme d’action, un matériau documentant toute la modernité occitane voire, du point de vue occitan, une approche du monde contemporain.
La teneur du fonds tend à montrer que Robert Lafont n’a visiblement pas cherché, avant de rendre public les archives de son travail personnel, à trier ni à sélectionner les matériaux de sa biographie que l’on écrirait après lui. Je crois qu’il est le reflet de son rapport à l’autobiographie, genre sur lequel il a explicitement exprimé ses réticences. Livré dans son intégralité, des premiers écrits de jeunesse aux derniers, les relations épistolaires de toute une vie, les archives et manuscrits d’une œuvre immense, il révèle peut-être plus que la biographie d’un homme particulier, mais le parcours d’une expérience sociolinguistique qui constitue un vécu social et historique commun pour nombre “d’occitan-e-s”, transformé en aventure intellectuelle qui permit une compréhension fine du monde contemporain et d’agir sur son évolution.
Ce fonds est-il aujourd’hui condamné à devenir un objet d’érudition réservé à celles et ceux qui auront les clefs de la compréhension et de l’intérêt d’y revenir puiser une analyse sur les victoires et les échecs passés de la pensée et de l’action occitanes ?
Au regard de la situation actuelle je ne le crois pas. L’œuvre et l’action de Lafont, désormais accessibles comme un tout, seront de plus en plus débarrassés des positions partisanes de son époque pour constituer un matériau méthodologique, critique, de savoirs complets sur l’histoire, la langue et la littérature, que son auteur a voulu mettre à la disposition publique, comme une ultime publication. Il est urgent désormais de s’en saisir pour ce qu’elle a de plus précieux à nous offrir : une exigence, une méthode et un appel à l’aventure intellectuelle qui rend possible la transformation du réel.