La chanson du Boièr [Carte postale]
J'ai entendu de nombreuses interprétations du chant
Lo Boièr et j'aimerais avoir plus de renseignements sur son histoire et sa signification.
Le chant
Lo Boièr fait partie de ces grands classiques du répertoire traditionnel occitan, présent dans l’ensemble des Pays d’Oc et ayant acquis le statut de chant identitaire.
S’il est connu, c’est surtout pour la mystique qu’on lui attache : tour à tour chant cathare, complainte du peuple occitan face à la barbarie de la Croisade contre les Albigeois, chant de la paysannerie médiévale attachée à sa terre…
De nombreuses interprétations de ce chant existent mais les véritables études sont assez rares par rapport au grand nombre de versions du Boièr.
Eliane Gauzit et Marie-Claire Viguier ont toutes deux étudié l’ensemble des versions connues de ce chant et ont tenté de remonter à ses origines.
Le Boièr est-il vraiment le chant cathare que l’on décrit ?
Lo Boièr appartient indéniablement au folklore français et occitan, au fonds traditionnel de chansons, par l’abondance de ses versions, variantes, emprunts à d’autres chants ayant évolué au cours du temps.
Il n’a pas été possible pour le moment de trouver des traces ou occurrences du Boièr dans les écrits médiévaux. Les premiers témoignages que nous ayions remontent au XVIIIe siècle et nous indiquent que le chant est connu par une large frange de population.
La première fixation à l’écrit qui nous soit parvenue remonte à 1749 dans un manuscrit en francoprovençal (mentionné par Philibert Le Duc (1815-1884) dans Chansons et lettres patoises bressanes, bugeysiennes et dombistes…). Nous savons aussi par des témoignages que cette chanson était présente durant la Révolution Française : Auguste Fourès (1848-1891), atteste en effet que le chant était entonné au sein des sociétés républicaines du Lauragais comme appel patriotique. Il était interprété par les membres de la garde nationale mobile de l’Aude comme chant de ralliement lors de la guerre de 1870 puis en 1907 en signe de deuil à Béziers lors de la Révolte des Vignerons.
C’est à partir du XIXe siècle que l’on a d’autres attestations de ce chant dans les recueils des folkloristes français. Lo Boièr figure dans presque tous les recueils publiés à cette époque-là, attestant de sa présence sur tout le territoire français, avec un plus grand nombre d’occurrences dans les territoires occitans.
En tout, Patrice Coirault (1875-1959) - qui a élaboré un catalogue de toutes les chansons traditionnelles recueillies par les folkloristes et des sources écrites anciennes - recense des versions de ce chant réparties dans 51 recueils de chants différents.
Les folkloristes classent Lo Boièr dans les chants de travail, y voyant un appel aux bœufs, ou encore dans les chants satiriques, dépeignant la femme mal mariée au bouvier croulant sous son dur labeur.
La plupart des folkloristes ont recueilli une forme classique de ce chant, bâtie sur le modèle de l’homme qui rentre chez lui et trouve sa femme malade ou saoule, un motif littéraire qui peut rappeler une autre chanson-type : Marguerite elle est malade (ou La femme malade).
Le thème de l’enterrement à la cave qui est présent dans les deux chansons-types est un thème récurrent dans les airs bachiques, que l’on retrouve notamment dans Les Chevaliers de la Table Ronde.
La plupart des enregistrements sonores recueillis au cours du XXe siècle, nous laissent eux entendre des interprétations du Boièr avec un rythme accentué, apparenté à un chant de marche, plutôt joyeux et loin de la complainte ou du chant mystique cathare.
Pourtant, aujourd’hui, l’interprétation la plus répandue de ce chant est celle de la complainte cathare, le schéma narratif du Boièr correspondant au rituel cathare. On peut effectivement voir dans les paroles le récit d’un rituel cathare : la paysanne meurt en Endura, demande du vin pour sa tombe, pour recevoir le consolament d’un bonshommes itinérant.
C’est Napoléon Peyrat (1809-1881) qui fait le premier cette interprétation mystique dans son Histoire des Albigeois1. Ce discours est ensuite repris par Louis-Xavier de Ricard (1843-1911) et Auguste Fourès (1848-1891), qui continuent à forger la mystique cathare du chant et à en faire un symbole identitaire occitan.
Avant Napoléon Peyrat, le chant semble vu comme un simple chant de labour, qui aurait évolué avec l’intégration de couplets de chants bachiques ou de mal mariée mais aucune référence claire ni interprétation à une quelconque mystique cathare. Il semble que Napoléon Peyrat, en l’interprétant comme un tableau des malheurs de la paysannerie occitane durant la Croisade contre les Albigeois ait contribué à faire encore évoluer Lo Boièr et son retentissement dans la mémoire collective, transformant ce chant traditionnel en objet de perpétuation du mythe cathare.
Outre sa signification, et son interprétation mystique, la chanson du Boièr a déclenché de très nombreuses polémiques à propos de son refrain, et plus particulièrement la suite de voyelles A.E.I.O.U. qu’il contient. Or, cette suite de voyelles ne figure pas dans toutes les versions collectées au XIXe siècle, elles ont par contre été systématiquement intégrées dans les recueils de chants et versions écrites au XXe siècle, notamment dans les recueils de chants pour les scolaires et appris tel quel par toute une génération d’écoliers.
Cet emploi d’une suite de voyelles dans une chanson traditionnelle n’est pas une exception, on la retrouve dans de nombreux chants énumératifs sur tout le pourtour méditerranéen.
Pour autant, les théories sur la signification de ces voyelles abondent : message codé utilisé par les cathares pour avertir d’un danger, monogramme de la devise des Rois d’Aragon ou encore des Habsbourg (Austria Est Imperare Orbi Universum)... Depuis l’Antiquité on attribue à ces voyelles une portée mystique importante qui n’a cessé d’évoluer au cours des siècles et n’a pas manqué de nourrir les interprétations de cette chanson.
Certaines versions collectées contiennent en lieu et place d’ “A.E.I.O.U.” un simple appel au bœuf. Pour Marie-Claire Viguier, cette suite de voyelles peut également faire référence au briolage, technique de vocalise propre aux bouviers.
Aucun document ne nous permet de savoir depuis quand ces voyelles figurent dans le refrain de la chanson, si elles existent depuis les origines lointaines du Boièr ou si elles ont été rajoutées par la suite.
Ainsi, Lo Boièr, revendiqué aujourd’hui comme un chant de célébration de l’identité occitane appartient indéniablement au répertoire traditionnel des territoires occitans, transmis oralement depuis des générations et fixé à l’écrit dès le XVIIIe siècle. Chant de labour, chant patriotique, chant cathare, il semble avoir traversé les siècles, évoluant dans l’inconscient collectif selon les époques, événements, mouvements de pensées et inspiration, chargé de nombreuses transformations, emprunts et adaptations, permettant de multiples interprétations.
1) Peyrat Napoléon, Histoire des Albigeois : les Albigeois et l’Inquisition, T. III, Paris : Bibliothèque Internationale, 1870.
Consultable en ligne sur le site de la Bayerische Staatsbibliothek de Munich : http://reader.digitale-sammlungen.de/en/fs1/object/display/bsb11006148_00392.html?contextType=scan&zoom=0.5
[Consulté le 03/08/2017]
Viguier de Maureta Maria-Clara, La canson del boièr IN Heresis n°16, 1991. pp. 55-58.
Eliane Gauzit, “Lo boièr” : chanson identitaire occitane ? IN Association Internationale d’Etudes Occitanes, Le rayonnement de la civilisation occitane à l'aube d'un nouveau millénaire : 6e Congrès international de l'Association internationale d'études occitanes, 12-19 septembre 1999, Wien : Ed. Preasans ; [Pau] : Association internationale d'études occitanes, 2001, cop. 2001 . pp.763-781.
Eliane Gauzit, Quand lo boièr ven de laurar IN Pastel : musiques et danses traditionnelles en Midi-Pyrénées, Centre des Musiques et Danses Traditionnelles Toulouse Midi-Pyrénées, n°50 - 2e semestre 2002. pp. 16-30.
Article consultable en ligne : http://www.comdt.org/comdt-data/blog-pastel/documents/pastel_epuises/Pastel_50_2002.pdf
[Consulté le 26/07/2017].
Marie-Claire Viguier, Lo boièr e lo botelhier, IN Lo Revelh d’Oc, Balma : Ateliers art et culture d'oc, 1972-1985. N°22, 1976, p.19.