Mistral, Frédéric
Le «Poème du Rhône» est une oeuvre hors du commun : nous voici embarqués pour une décize, de Lyon jusqu’en Provence, en compagnie d’une flottille de sept barques de commerce attachées ensemble, qui charrient le charbon de Givors, des sacs de violettes, la métallurgie du Nord et des fusils de la Manufacture de Saint-Étienne (des passagers également, et parmi eux un fantasque jeune homme et une jeune fille inouïe), et aussi, pour la remonte, pas moins de quatre-vingts chevaux et leur nourriture. Rendue en Provence, cette troupe chargera du sel, du blé, du vin, et le retour ne sera pas moins difficile, en butte aux aléas de la sécheresse ou des crues. Le voyage pouvait prendre trois ou quatre mois. Le «Poème» compose une fresque ethnographique où le poète relève les légendes et les pratiques religieuses et festives sur le bord de la route liquide, une fiction mythologique, une déclaration esthétique, une rêverie politique.
En pleine maturité littéraire, Frédéric Mistral recevra quelques années plus tard le prix Nobel de littérature. Il offre ici à la littérature universelle le chant miroir amer de la disparition d’un fleuve roi vivant, coeur de la vie d’un peuple, poème épique qui témoigne de la rupture anthropologique dont on discute aujourd’hui l’importance dans notre destin contemporain.
Je propose ici une traduction pour la première fois libre de la version française pâle et appliquée publiée par Mistral lui-même en 1897. J’ai traduit «Le Poème du Rhône» à l’identique, en vers de onze pieds, le vers de Dante avec lequel Mistral invente un mode mineur à l’époque de l’alexandrin, un vers que j’aime, décalé, boiteux et pauvre, qui tente dans ce “sillon du monde” un blues mélancolique.
Aujourd’hui où se réfléchit, dans tous les domaines de la connaissance et de la pensée, ce qui a été perdu et gagné dans la révolution industrielle, ce poème imbibé des traditions, des usages populaires, des mythes et transcendances de ce pays d’un sixième de France, poème qu’ensemble, Mistral et moi son traducteur, nous cousons de nos inquiétudes, ce poème cherche sa place auprès du public et désire sortir du méchant registre des régionalismes où il est malheureusement contraint depuis cent ans.