Les trobadors, l'occitan et la civilisation de l'amor (XIe-XIIe siècle)


Parmi les nombreux changements que connaît l'Europe de l'An Mil, les langues vernaculaires : celles qui sont parlées par les populations, commencent à passer à l'écrit et voisinent le latin, langue savante d'écriture. Du Limousin à la Méditerranée, la langue occitane connaît un épanouissement remarquable.

Contrairement aux parlers d'oïl au nord de la France actuelle, la scripta occitane présente d'emblée une grande unité sur cet espace immense, qui englobe certaines parties de l'Italie et la Catalogne. En moins d'un siècle, le rapport des langues entre le latin et l'occitan va basculer et donner lieu à partir de la fin du XIe siècle un âge d'or littéraire qui sera à l'origine de la littérature lyrique de l'Europe moderne.

  

Pour l'Occident chrétien, parler et écrire latin (langue du Livre) est ressentie comme un progrès spirituel et une proximité avec Dieu. Parler et écrire en « roman », langues vernaculaires, implique de fait une audace et une rupture avec l'autorité. Pour la Tradition, cette rupture s'incarne dans  un personnage, un des plus grands seigneurs de son temps, Guilhem IX (1071-1127), comte de Poitiers et duc d'Aquitaine. Avec lui s'ouvrent deux siècles de création brillante, où la langue occitane atteint un niveau de raffinement esthétique et une valeur symbolique sans doute jamais atteints en Occident depuis le latin classique de l'Antiquité. C'est l'âge du « trobar ».

Ci dessus : Guilhem de Peitieus, représenté d'après sa Vida, dans une lettre historiée du chansonnier occitan K ; Vénétie, dernier quart du XIIIe siècle. Coll.Bnf ms fr.12473, f.128.

 

Le trobar est un art élaboré, composition musicale et poétique en quête de perfection esthétique, maestria qui tient de la subtile alchimie pour enchevêtrer mots et mélodies, « entrebescar motz e sos », sur un bon thème, une bonne « razo ». Dès Guilhem IX, l'innovation est totale. Ce puissant seigneur choisit la langue vivante de sa cour, l'occitan, comme langue de création ; il invente une nouvelle conception de l'amour, "la fin'amor". La femme convoitée n'est plus proie mais suzeraine : elle devient dame (domina : maîtresse). Patronnesse (mécène), séductrice mais souvent inaccessible, la dame exerce un pouvoir réel sur le poète-chevalier. De la même façon que le vassal à son seigneur, il est lié à elle par l'hommage ; il devra éprouver son amour pour obtenir sa faveur.

Dans un poème de Guilhem IX apparaît la formule « jòi e jovent » qui va dominer pour deux siècles tout le climat sentimental du trobar. La jòi célèbre à la fois l'exaltation abstraite de l'amoureux et l'éventuelle jouissance physique des amants, une esthétique sensuelle licencieuse dans une société féodale où le culte à la Vierge se développe, sacralisant la fidélité et les liens du mariage. Mais ces passions de la joven, (la jeunesse) sont régies par la mezura, la mesure : le respect des règles complexes de la société courtoise qui érigent la fin'amor au rang d'art consommé, sublimant le désir.

 

 

Les trobadors, l'occitan et la civilisation de l'amor (XIe-XIIe siècle)