À chaque instant, dans cet Enterrament aux dimensions de l'univers, le gascon de Manciet parle en langues, projette toutes les langues à la face du Ciel. À partir d'une seule d'entre elles, la plus petite, la plus obstinément locale, et parfois locale - il faut en louer l'écrivain - jusqu'à l'acharnement poético-thérapeutique le plus exacerbé, le discours du poète devient la somme et la multiplication de toutes les autres.
Philippe Gardy, "Le ciel de Sabres brille comme une chaudière", dans Bernard Manciet : la voix d'une œuvre, Auteurs en scène, 1997.
Voix du parler negre des Landes, forme de gascon au phonétisme particulier dont il a su faire, au fil des ans, un véritable style, et même, au-delà, un authentique mythe, Bernard Manciet (1923-2005) a bâti une œuvre hétéromorphe, abordant la poésie, le roman, l'essai et à la fin de sa vie la performance de diseur public.
Bernard Manciet publie ses premiers poèmes dans la revue Reclams à la fin des années 1940. En 1989 paraît L'Enterrament a Sabres, son grand œuvre poétique, livre-monde, épopée du familier, de 131 poèmes en 16 parties. Dans "une langue ancienne et rare" (Jacques Roubaud), Bernard Manciet fait entrer dans la légende un peuple rassemblé par la mort, un peuple en quête d'un Dieu qui se dérobe.
"Photo Georges Souche, extraite du portfolio fòto-poesia "Arbres" (éditions Cardabelle)"
L’aubre en torment e que s’ahona e frolha | Tourmenté l’arbre en soi plonge et se froisse |
dotz de ventena dont se’n espartís |
source de la tempête dont il se départ |
e de traucs vius l’embrada lo bastís | de trouées vives bâti par la bourrasque |
invariable inversada deu hoge | invariable inversement de la foudre |
e de tots prigles l’ivèrn lo despolha | de tous orages l’hiver le dépouille |
de gènce enlòc empalancut païs | d’un plus beau non-lieu contrée il l’enfeuille |
de major vista enluïda eslaurís | et de plus large une éblouie il fleurit |
se succedint geure e que se barralha | et se succède givre en soi reclos |
lo dròmer atau deu saunei au saunei | ainsi de songe en songe en va-t-il du sommeil |
que l’illumina un en balas cabelh | qu’illumine une vaine cime |
mèi hautejant in.hèrn que tota lana | plus haut enfer que toute lande |
mon aulom s’ès de prohon sombrejar | si c’est toi cet ormeau d’obscurité profonde |
ennueitís-me de ton eternau vana | couvre-moi de nuit vaine à jamais |
mès aqueth hred - Diu!- quan arribarà? | mais ce froid - ô mon Dieu - quand arrivera-t-il? |
Bernard Manciet, « L'aubre en torment e que s'ahona e frolha », in Sonets (Ed. Jorn).
E per lavà'm las mans - parlar sorne d'ací | Pour l'ablution des mains - dans le parler sombre d'ici |
la pluja enqüèra la pluja de las lèrmas nòstas sègle e sègle | la pluie encore pluie de nos larmes siècle après siècle |
qu'i plau pecats qu'i plau sarrat borromb sorne | il pleut des péchés il pleut dru avec un bruit sombre |
i plau d'aplaus de ridèu de tòla | il pleut en applaudissements de rideau métalliques |
sharrabast sauvatge de plors | fracas sauvage de pleurs |
plau pèiras plau armadas | il pleut des pierres par armées |
a eslurradas de gron | par dégringolades de grain |
a ambradas de barbòst en Julh sas cueishas secas | par bourrasques d'insectes de juillet aux cuisses sèches |
plau amna de Seteme e qu'aüca qu'aüca de lunh avant la pluja | il pleur âme de septembre et de loin la pluie appelle appelle |
l'entenen dab l'espatla | on l'entend avec l'épaule |
nient qu'i plau a flors grana | il pleut du néant par grandes fleurs |
lutzèra de Seteme a bròcs e calunas | de la lumière de septembre par bruyères |
lo cèu que se vuita lo còr | le ciel dit tout ce qu'il avait à dire |
dab lo parlar sorne d'ací... | dans le sombre parler d'ici... |
Bernard Manciet « Ofertòri / L'offertoire » - LVIII, L'Enterrement à Sabres, Paris, Gallimard, 2010.
«Une étude d'ensemble sur l’œuvre de Manciet ne se fera pas attendre longtemps. Elle permettra peut-être de mieux cerner ce « monstre » d'originalité, dont le renouvellement verbal incessant et le jaillissement lyrique intérieur ne doivent rien aux dernières modes littéraires de Paris. Entre René Char et Quasimodo, Bernard Manciet est certainement l'un des grands poètes – méconnus – de l'Europe moderne.»
René Nelli, La poésie occitane, Paris, Editions Seghers, 1972.
InBernard Manciet, Morceaux choisis dits par l'auteur, Montpellier : Aura productions, 1997.
L'aubre en torment. Poème lu par Muriel Batbie-Castell.
MANCIET, Bernard, L'Enterrement à Sabres, édition bilingue (occitan-français), Paris : Gallimard, 2010.